« C’est contre les falaises les plus abruptes que se lance le plus violemment la vague », écrit Yourcenar en mars 1981, dans sa postface à Anna, soror…, récit incandescent, beau à mourir, d’un inceste « volontaire » entre un frère et une sœur.
Marguerite Yourcenar dit avoir « vécu sans cesse à l’intérieur de ces deux corps et de ces deux âmes », avec cette « indifférence au sexe » qui est celle de « tous les créateurs en présence de leurs créatures ».
Qui sont-elles, ces « créatures » au sujet desquelles Yourcenar confie qu’elles lui ont permis de connaître le « suprême privilège du romancier, celui de se perdre tout entier dans ses personnages, ou de se laisser posséder par eux » ?
Il s’agit des deux enfants de la belle Valentine, née à Naples en 1575, petite-fille d’Agnès de Montefeltro et « dernière fleur où une race douée entre toutes avait épuisé sa sève » – mariée à Don Alvare qui lui impose une « existence quasi claustrale » entre la Calabre, le couvent d’Ischia et « les petites chambres voûtées » du Fort Saint-Elme « où pourrissaient dans des basses-fosses les suspects d’hérésie et les adversaires du régime ».
Une fille, Anna, et un fils, Miguel, qui passent « de longues heures assis » l’un près de l’autre, alors que Valentine leur apprend à « lire dans Cicéron et dans Sénèque » et que « leurs cheveux s’entremêl[ent] sur les pages ».
Les deux enfants, qui s’aiment et se taisent « beaucoup », n’ont « pas besoin de mots pour jouir d’être ensemble ».
Plus tard, alors que des troubles font rage en Calabre et que d’étranges échos en arrivent aux deux adolescents – « christs foulés aux pieds », hosties « portées entre les parties viriles », bande de moines séquestrant les jeunes d’un village auxquels ils inculquent que Jésus a « aimé charnellement Madeleine et saint Jean » –, Miguel est perturbé à la « pensée de ces hommes que leur désir emportait assez loin pour qu’ils osassent tout ».
Anna quant à elle a « horreur du Mal » mais parfois, « devant l’image de Madeleine défaillant aux pieds du Christ », il lui semble qu’il doit « être doux de serrer dans ses bras ce qu’on aime » – « la sainte brûlait sans doute d’être relevée par Jésus ».
Et c’est là toute la grâce exquise, l’inégalable élégance de l’écriture de Yourcenar, malicieuse partition qu’elle compose et dirige au service d’une beauté véritablement addictive.
L’amour est là ; de toute évidence il est né en même temps qu’Anna et Miguel, mais le frère et la sœur n’en ont d’abord qu’un infime soupçon. Bientôt le jeune homme rêve des pieds d’Anna qu’il embrasse, « nus dans leurs mules de satin noir », et tandis qu’elle veut se rapprocher de lui, il s’écarte, semblant « craindre de lui communiquer son mal ».
Un mal d’aimer incestueux – que leur mère Valentine a identifié bien avant eux. Sur son lit de mort, elle leur dit : « Quoi qu’il advienne, n’en arrivez jamais à vous haïr. »
C’est au quatrième jour de l’horrible voyage pour ramener le cercueil de leur mère à Naples, alors qu’aux « pires endroits de la route », les cahots les précipitent « l’un contre l’autre » et leur font craindre de voir « tomber et se fendre la bière », que la révélation du désir jaillit avec foudre.
Chaleur excessive, odeur du cadavre, épuisement, harcèlement des mouches : Anna s’évanouit. Miguel fait appeler la servante qui tarde à venir. « Anna était comme morte ; il la délaça ; il cherchait anxieusement la place du cœur ; les pulsations reprirent sous ses doigts. » Une fois l’aide arrivée, Miguel doit s’appuyer contre la portière du coche, « les mains encore tremblantes, et plus livide que sa sœur », incapable du moindre son.
Le talent de Yourcenar fait fi de toute explication ornementale. Son art est dans le subtilement dosé non-dit, cet insaisissable blanc entre deux mots, si précieux en littérature, qui se guette avec anxiété, et où précisément se loge l’acte d’écrire – à l’instar du silence, entre les notes de musique, qui crée la véritable œuvre.
Le lecteur en apnée apprend ainsi que pour la suite du voyage vers Naples, « Don Miguel passait continuellement ses mains l’une contre l’autre comme pour en effacer quelque chose ».
Une fois l’amour clairement révélé, le frère et la sœur usent de tous les stratagèmes, parmi les plus violents, pour y échapper – en vain.
Ils s’étreignent. Mais Don Miguel part – après avoir dénoué « les bras tièdes qui se serraient contre sa nuque ».
À sa mort, avait-il encore sur les lèvres, fugacement, « la saveur âcre des larmes » ?
Anna en tout cas, des années plus tard et après une vie d’épouse dont elle semble absente comme de tout, au moment de rendre l’âme, dit : « Mi amado… » – et la grandiose Yourcenar de conclure : « Ils pensèrent qu’elle parlait à Dieu. Elle parlait peut-être à Dieu. »
Marguerite Yourcenar : Anna, soror… ici dans la collection Gallimard nrf éditée en 1981.
« suprême privilège du romancier, celui de se perdre tout entier dans ses personnages, ou de se laisser posséder par eux » . Ah oui. Je ne sais pas si cela est merveilleux, comme le dit Yourcenar, mais je l’ai vécu avec l’écriture « de Tombeau pour Damiens », au point que Damiens est désormais pour moi, je l’ai dit, une « présence réelle » comme on dit deux Christ qu’il l’est dans l' »eucharistie ». – Par ailleurs, j’avais un peu oublié ce livre lu il y a longtemps. Son titre me ramène à « Sémaphore en mer d’Iroise », dont l’héroïne s’appelle Anna, et où je dis et j’explique que toutes les femmes s’appellent Anna. Merci, Martine, de rappeler l’existence du livre de M. Yourcenar et de nous donner envie de le relire.
Très intéressant. Je ne connaissais pas ce texte. Je ne suis pas un fan de Marguerite mais cette histoire a tout pour éveiller la curiosité. Continuez à nous parler de récits méconnus ou un peu négligés, Martine.
« Le talent de Yourcenar fait fi de toute explication ornementale. Son art est dans le subtilement dosé non-dit, cet insaisissable blanc entre deux mots, si précieux en littérature, qui se guette avec anxiété, et où précisément se loge l’acte d’écrire – à l’instar du silence, entre les notes de musique, qui crée la véritable œuvre. »
Magnifique
Merci Félicie – ta propre écriture est tout à fait concernée par cette phrase aussi.
Quel bel hommage Martine ! Quel magnifique texte que le vôtre !
J’ai lu cet ouvrage il y a longtemps il m’avait complètement emportée ! Vous m’avez donné envie de le relire. Merci.
Fabia