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Elsa Boublil compose une ode aux vies de femmes

Les fidèles de France Musique l’écoutent chaque dimanche animer son émission « Musique émoi ». Mais c’est avec un premier roman sensible et généreux qu’Elsa Boublil vient nous égrener « le temps d’apprendre à vivre ».

Celles et ceux qui connaissent sa voix et la subtilité avec laquelle elle fait vivre ses rendez-vous radiophoniques ne seront pas surpris de découvrir ici une vraie romancière, dont le premier talent est de nous plonger dans une trame qui tout de suite devient nôtre.
L’écriture y est à la fois précise et enveloppante, ouvrant des lucarnes poétiques qui nous invitent au cœur même de trois destins de femmes.

Sans dévoiler l’astucieuse construction du livre – laquelle cheville au texte sans possibilité de le « lâcher » –, disons que nous faisons d’abord connaissance avec Fleur, forte femme pétrie de convictions mais aussi de rêves, capable « d’employer tous les moyens » pour convaincre l’homme qu’elle veut (Tsadok) de la « choisir » elle (plutôt que d’épouser une autre « fille sans intérêt » et « moche »). Elle n’a pourtant que dix ans et Tsadok vingt. Nous sommes en ce temps-là à Tunis, « dans une maison de plain-pied », avec « un patio à ciel ouvert qui sentait bon le jasmin et l’oranger », où « tout communiquait sans cloisonnement ni notion de propriété », au sein d’une famille de « tradition juive ». Tsadok doit partir en France, à Paris, pour six mois. « Je t’écrirai tous les jours », lui dit la jeune Fleur, « et tu comprendras que mon amour est beau ». Il revient six ans plus tard. « J’avais eu le temps de devenir une jolie jeune femme », commente Fleur, et le mariage a lieu le 2 janvier 1933.

Le couple quitte Tunis pour Paris – « la ville de mes rêves », dit la jeune expatriée, qui pourtant est très vite désenchantée. « Paris : une ville grise, sale et froide, avec des escaliers que tu t’essouffles à monter jusqu’à des petites pièces combles de solitudes. »

Photo © Elsa Boublil.

1976. Fleur, qu’une maladie condamne à disparaître, veut dévoiler à sa petite-fille Lila, qui n’est encore qu’un bébé, « ses histoires », lui révéler ses « secrets », car, dit-elle, « je n’ai pas envie de mourir sans que tu saches ».
« Vois-tu, ma chérie, ma déception en découvrant Paris fut grande. M’apercevoir que tout le monde ne se promenait pas vêtu de gants blancs, de tailleurs et en arborant un chapeau fut ma première désillusion. Nous nous figurions que c’était la norme à Tunis, le “chic” parisien. »

L’« existence de princesse » dont Fleur a rêvé était un leurre, « la vraie vie n’a rien à voir avec les photos », fin du « conte de fées ». Après bien des péripéties (et beaucoup de déception pour Fleur), le couple parvient à se loger, et naissent dans la foulée les enfants – Gilbert, d’abord, « petit ange » aux « traits absolument parfaits », et « si beau » que Fleur ne ressent « plus la nécessité de chercher la beauté ailleurs que dans ses yeux ».

Grâce au bébé Gilbert, Fleur se sent « devenir une citoyenne à part entière, une femme, une mère », et obtenant « beaucoup plus de respect, d’attention des autres » – « les gens s’écartaient pour laisser place à mon landau », constate-t-elle.
Deux autres enfants suivent : Jacqueline, que Fleur regrette d’avoir « imposée » à Gilbert (« le plus bel enfant du monde »), et qu’elle « envoie grandir » chez sa grand-mère jusqu’à l’âge de deux ans ; puis Nicole, personnage central du roman, née pendant la guerre, en 1942, alors que le couple est retourné vivre à Tunis – mais morte tragiquement en pleine jeunesse, dans un accident de voiture.

Cette disparition plonge Fleur dans un « remords obsessionnel », qui la pousse à se confier à sa petite-fille Lila.

C’est alors l’occasion, pour la romancière Elsa Boublil, de juxtaposer trois générations de femmes qui vivent et appréhendent leur condition de manière bien différente.
Nicole est en effet « technicienne de je ne sais trop quoi » puis « monteuse au cinéma ». « Madame ta tante était une intellectuelle de gauche », confie Fleur à Lila, tout en lui précisant ne pas aimer trop ces « philosophes » qui « réfléchissent le monde en traînant dans des boîtes ». Elle désapprouve les « fréquentations » de sa fille – « Alors que si ça se trouve, elle connaissait Juliette Gréco ! »

Fleur bien sûr s’en veut. Elle a été « cruelle » avec Nicole, peut-être « envieuse » de sa liberté de femme, et allant jusqu’à vouloir lui « présenter quelqu’un » de Tunis, qui a une bonne situation – « je ne pense pas qu’il écrive des poèmes comme ton copain Aragon, mais au moins, il te fera garder les pieds sur terre ».

Révolution des mœurs, « émancipation de la femme qui rend possible la liberté de disposer de son corps », « revendications sur l’égalité des sexes »… Fleur n’adhère pas au féminisme de Nicole, et au contraire veut lui expliquer que « nous, les femmes, avions un monde bien à nous auquel les hommes n’auraient – et heureusement – jamais accès, et que tant pis si on ne pouvait pas agir comme eux : nous, nous faisions des enfants, pas la guerre ».
Pour couronner le tout, Nicole a une « grande histoire » avec un homme de 55 ans, alors qu’elle en a « à peine 27 » – vivant avec lui « un érotisme éprouvé seulement jusqu’alors dans les notes, les sons, les partitions. La danse de la terre du Sacre du printemps de Stravinski, c’était lui ». Une barrière de plus, et plus infranchissable que jamais.

Cette mère-là et cette fille-là n’auront pas le temps de créer une passerelle entre leurs si multiples mondes – pas même autour de l’avortement, imposé par la mère – « L’enfant se prénommait “Adieu”. C’est Maman qui l’avait voulu ainsi », alors que la fille féministe aurait sans doute désiré le garder, elle pourtant militante pour le droit à l’avortement, mais surtout pour celui de « choisir ». Le paradoxe n’est ici pas toujours dans le camp que l’on croit… et c’est toute la force de ce récit si habilement mosaïqué.

Le livre d’Elsa Boublil, d’une remarquable justesse, donne l’occasion à chaque femme – chaque humain digne de ce nom – de se retrouver, autant dans ses contradictions que dans ses rêves ou ses (dés)illusions. Ce Temps d’apprendre à vivre, il faut donc le saisir à chaque page, dont le souvenir viendra nous murmurer l’urgence à aimer – sans limites.

Photo © Astrid de Crollalanza.

Quatre questions à Elsa Boublil

MARTINE ROFFINELLA : Elsa Boublil, pourriez-vous nous dire, sans que la question soit considérée comme indiscrète, comment vous est venu le sujet de ce roman ? Nous dresser en quelque sorte sa genèse ?…

ELSA BOUBLIL : Elle est inspirée de l’environnement familial et de tous les soupirs que j’ai glanés dans mon enfance, autour de la disparition d’un membre de la famille. Mais également de cet exode d’Afrique du Nord qui a apporté beaucoup de soleil chez nous et a provoqué en moi comme un sentiment de manque : « Qu’avons-nous perdu de la Tunisie ? » ou du moins : « Pourquoi est-elle si présente absente ? » Un peu comme ce membre de la famille dont on évoquait en permanence la mémoire sans vouloir parler de son accident.

M. R. : Quel rôle joue, selon vous, l’expatriation dans la difficulté du dialogue intergénérationnel que vous soulignez si bien ici ? Quel poids la désillusion – notamment – a-t-il dans ce difficile rapport mère/fille que vous décrivez sans détour ?

E. B. : Il n’y a pas que l’expatriation qui joue dans la difficulté intergénérationnelle, mais il est vrai qu’ici, je voulais dépeindre ce conflit de générations doublé de l’intégration culturelle. Une ouverture d’esprit dans un monde peut devenir une étroitesse. Finalement, tout cela est relatif, et on ne peut juger de l’ouverture d’esprit qu’à l’aune d’où elle vient. Dans ce cas-ci, il me plaisait de montrer que tout le monde un jour peut se trouver confronté à sa propre limite… Surtout un cadre culturel transplanté si j’ose dire. La grand-mère en Tunisie est admirée pour sa liberté. Mais arrivée en France, et face à la révolution sexuelle, elle pose des limites là où la génération des sixties ne fait qu’en ouvrir !

M. R. : Nicole, fille morte de cette figure phare du livre qu’est Fleur, vit une passion hors normes avec un homme, éditeur et brillant intellectuel, qui a 55 ans (alors qu’elle en a 27). Quelle place tient cette passion dans l’idée même de votre livre ? Est-ce un autre « Mourir d’aimer » (avec une mère qui pousse sa fille à l’avortement) ?

E B : Je n’y avais pas pensé, mais on en est proche dans le contexte historique et la brûlante passion qui anime Nicole. Et contrairement à dans « Mourir d’aimer », elle est amoureuse d’un homme plus âgé qu’elle. Mais en effet la passion de Nicole pour Claude tient une place centrale. Elle a trouvé une âme sœur qui ne peut pas complètement être à elle pour des raisons que les lecteurs découvriront. Et cette difficulté à s’aimer sereinement consumera Nicole de manière évidente.

M. R. : Comment pensez-vous que vos fidèles auditeurs sur France Musique percevront et recevront ce livre ? Et vos invités ? Y avez-vous songé en l’écrivant ? De façon générale, que désirez-vous nous transmettre, notamment en matière de féminisme ?

E. B. : Je ne pense pas à mes lecteurs quand j’écris. Je pense aux mots que j’ai envie de poser, à la nécessité qui est la mienne de dire ma colère, d’exprimer mes émotions. Je ne dirais pas de moi que je suis féministe car je n’ai aucun engagement concret de ce côté-là. En revanche, la cause féminine me préoccupe depuis très longtemps (toujours), et je relève bien souvent malgré moi les fractures évidentes qui existent dans la société. L’histoire de Fleur et de Nicole raconte quel combat c’est, encore aujourd’hui, d’avoir une place à part entière sans jouer des coudes ou être victime d’une tragédie.

J’espère en tout cas que les auditeurs seront sensibles à ce roman, à ce propos. J’ai été profondément touchée, d’ailleurs, que Frédéric Lodéon et Albert Algoud, qui sont deux personnes que je respecte profondément, soient à ce point émus en me lisant. Quand des hommes sensibles comme eux deux me disent que ce roman concerne tout autant les hommes, je me dis que nous avançons dans le sens qui me préoccupe : que les questions d’hommes ou de femmes concernent tout le monde, et non plus seulement la moitié de la société.

J’espère donc que mes auditeurs tout comme mes invités seront sensibles à ce roman. Les premiers retours qui me sont faits sont en outre très enthousiasmants.

Le temps d’apprendre à vivre, par Elsa Boublil, aux éditions Plon, 17,90 euros.

 

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