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Cescosse l’enchanteur

C’est un roman publié en 2005, qui se déroule en 2014, et que je lis en 2021. Mécréants, sac d’embrouilles ? Point du tout ! et même le contraire, tant l’écrivain Jean-Pierre Cescosse, visionnaire de son état, fait de nous ses complices. De rires comme de blues, d’espoirs comme de chutes. Dans un style et une liberté de ton devenus rares.

Un livre dont le personnage central se nomme Ravel ne pouvait d’emblée que m’intriguer, et ce d’autant plus que ce Ravel-là travaille comme barman dans un « débit de boisson élégant », le Barnum. À quelle composition dois-je m’attendre ? J’entrebâille l’ouvrage pour tenter d’apercevoir qui s’y cache – un méli-mélo impressionniste ?

Poussons donc la porte du Barnum, où le patron, piquant et/ou piqué, s’appelle Rosier (« Ah ces campagnes antialcool (…) Ah ces contrôles routiers. Ah l’aggravation des peines. L’augmentation des taxes (…) les affaires sont pas terribles »), et qui compte un « nombre important d’habitués ».

Il y a Merz, vendeur en électroménager ayant repris des études « sur le tard » et préparant un doctorat de philosophie, puis « l’énigmatique et imposant Becherstein », lequel dresse une « cartographie des sous-ensembles inclus dans l’ensemble “Rousses” » (l’on se reportera à la très inconvenante page 83 pour comprendre).

Parmi les clients du Barnum, nous faisons aussi la connaissance du Président (dont « on ne savait pas ou plus pourquoi on l’appelait le Président ») qui pense que « l’indifférence est l’état spirituel le plus élevé que l’homme puisse atteindre » (sans se confondre avec « le mépris pour ses semblables » ou la « fuite dans le non-sens, l’acceptation de l’absurde, le désespoir esthétique, le dandysme ostentatoire, la forfanterie de la provocation »).

Arrive ensuite Parsky, « laid et blond », de profession inconnue (« le Barnum n’était pas un endroit où l’on se souciait du métier des gens ») mais qui est « affecté d’une légère claudication de la jambe gauche », et chez qui Ravel pressent « quelque chose de brisé » l’ayant « laissé désemparé à jamais ». D’ailleurs, le Barnum est peut-être « un repaire de désemparés » – ou aussi bien « un antre à ordures privilégiées » – également fréquenté par l’ex-star du cinéma d’avant-garde Émilie Rollin, « ruine pathétique et tremblotante », et par Antoine Louf qui, dans les années 1980, « connut un succès faramineux avec son célèbre tube : Je suis seul » ; à présent « tombé dans l’oubli », il est cantonné aux « quinzaines commerciales » et autres « inaugurations de salles polyvalentes en province » – « Il resterait à jamais l’auteur de cette unique réussite marchande reprise en treize langues, dont le coréen. »

©MartineRoffinella.

Tous ces personnages, de nos jours politiquement incorrects – et c’est une raison supplémentaire pour aller à leur rencontre avant que la cancel culture trouve moyen de les décapiter –, ont un blues pudique, des douleurs cryptées qui nous atteignent en un coin de l’âme lui-même préservé de notre propre regard, sans doute.
Cescosse n’appelle pas notre plainte, et encore moins notre compassion. C’est notre instinct poétique – le libre, l’insolent, le rugissant, le blessé, le saignant – qu’il invite à s’ébrouer, à s’expatrier du grégarisme.
Chacun se fera au moins un ami parmi ces Mécréants qui nous sauvent de la « discordance universelle » et du « ridicule de toute situation humaine », tout simplement parce qu’avec eux, « on n’est jamais sûr de rien », et que cette incertitude vaut de l’or.

J’ai pour ma part noué un lien fort avec Eduardo Galenez qui est « devenu un écrivain sans mots », car la littérature est « morte en lui » : peut-être a-t-elle mondialement succombé « sous les coups de boutoir massifs et incessants du raz de marée d’images et de sons » qui déferlent partout et « sous quoi la sensibilité et le besoin littéraire » finissent par rendre souffle ?

Mécréants est aussi, et surtout, une histoire d’amour dont nous découvrons peu à peu, presque gênés d’être là, l’ampleur, le tissage, le dépeçage intime qu’elle implique.
Après Marie-Claire, Ravel « aurait voulu » – et nous avec lui – « demeurer en paix dans le mausolée de son amour ». Marie-Claire était « à la fois son réacteur et sa piste d’atterrissage », « la joie, et le désespoir qui gît dans la joie » – « un pur fragment d’aube tombé dans le jardin de Ravel », la « flèche empoisonnée du bonheur ».
Cet amour-là, déchiqueté mais devenu une « présence inextinguible », sème ses lambeaux à chaque page, prend place entre chaque lèvre muette.
Ravel pourra-t-il « pardonner » aux éléphants, qui détiennent pour lui le fin mot de l’histoire – alors que nous, lecteurs, nous savons bien que non ?

Lisez Mécréants, et revenez par ici pour laisser votre avis !

©MartineRoffinella.
Jean-Pierre Cescosse : Mécréants, roman, éditions Flammarion.

 

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3 commentaires sur “Cescosse l’enchanteur”

  1. Ce texte me fait l’effet d’une gourmandise quand on aime les galeries de personnages atypiques, et qui de par leurs vécus, leurs différences, redonnent à l’humain ses principes de base, le retour au naturel. Il y a un esprit des « Brèves de comptoir » de Jean-Marie Gourio, et celui aussi des pièces de théâtre, les comédies de boulevard où l’on dit les choses sans filtre ou presque, et qui font sourire en interrogeant aussi les consciences, l’ai de rien. Merci Martine pour cette mise en avant d’un roman qui semble attachant sous bien des angles. Les livres demeurent nos vrais amis, aujourd’hui plus qu’hier et bien moins que demain…

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