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Puissantes littératures

Les deux auteurs dont je viens vous parler aujourd’hui n’ont en apparence pas grand-chose en commun – à commencer par leur temps d’écrire respectif, puisque l’un est né en 1896 (mort en 1938) et l’autre en 1940 (mort en 2023). Le premier, Friedrich Glauser, voit le jour à Vienne, en Autriche ; on le considère comme « le Simenon suisse », car c’est à l’hôpital psychiatrique de Münsinger, en Suisse donc, qu’il débute son œuvre littéraire ; le second, Russell Banks, voit le jour à Newton, dans le Massachusetts, aux États-Unis ; on le regarde comme un écrivain parmi « les plus progressistes et les plus anticonformistes de la littérature américaine contemporaine [1] ».
Pourtant, les ayant lus l’un à la file de l’autre, j’y ai trouvé un même extraordinaire talent pour s’infiltrer dans le cerveau humain et en dénuder tous les fils jusqu’au paroxysme – de l’étau social chez l’un ; du paradoxe allégorique chez l’autre. Tous deux savent, avec un talent singulier et une infernale précision, observer les toiles d’araignées humaines, tissées par le pouvoir, l’argent et la cupidité morbide, dans lesquelles nous sommes pris, nous tous pantins agis plutôt qu’agissant, empêtrés dans l’absurdité d’une existence que ces deux génies-là dissèquent au cutter de la poésie. Vivisection doublement réussie.

Chez Russell Banks, les personnages sont placés en situation d’emprise sociale. De cet immense écrivain, j’ai déjà pu admirer sans restriction : De beaux lendemains ; Affliction et l’impressionnant (voire sidérant) Lointain souvenir de la peau. Ici, c’est le nouvelliste que nous découvrons – et Un membre permanent de la famille nous amène à côtoyer des êtres séquestrés, à des niveaux de conscience divers, par leur condition. Ils cherchent, de façon plus ou moins volontaire, à s’en libérer, forcément en infraction avec la loi ou la morale. Que ce soit dans le couple ou dans la mosaïque d’obligations sociales, le mensonge sert de rouage – à soi-même et/ou aux autres, le plus souvent parce qu’aucune autre issue ne peut en réalité se présenter. L’humain pris en tenaille entre ce qu’il est et ce qu’il aurait voulu être – alors qu’il n’incarne plus que le produit du système de consommation dont il est la chair à canon. Russell Banks fouille nos entrailles, repère et identifie la tumeur à extraire, mais est-il encore temps ?
Toutes les nouvelles de ce recueil sont d’une puissance inouïe – mais l’une d’entre elles m’a mise en colère, au point de jeter le livre au sol et de crier : « Non et Non ! » C’est l’histoire de Ventana, une femme noire de 47 ans, qui depuis 25 ans économise sou par sou pour enfin avoir « sa bagnole à elle perso ». C’est « la première dont elle sera propriétaire ». Elle a tout l’argent « cash » sur elle – car « il n’ y a aucune chance qu’un marchand de véhicules d’occasion qui ne la connaît pas personnellement accepte un chèque d’une Noire […] ». La voilà donc dans l’immense espace de vente, examinant des dizaines de modèles d’occasion, les prix, comparant les performances, rêvant… Mais l’heure tourne, les employés l’ont oubliée et fermé boutique – en lâchant un chien chargé de monter la garde. Et le molosse bien entendu vient attaquer Ventana. Elle se réfugie sur le toit d’une voiture. Un jeune garçon qui passe dans la rue tente de l’aider. Il appelle le 911 – mais il lui est répondu que ce n’est pas leur « boulot » de gérer ce type de situation. « C’est dommage que vous soyez pas un chat dans un arbre. Les pompiers seraient là en un clin d’œil […]. » Pendant ce temps-là, le chien menace toujours de déchiqueter Ventana. Alors le garçon a l’idée d’appeler la télé – Channel 5, pour une émission « Chose vue, chose dite ». Ils déboulent sur place, s’agitent ; voient si ça peut constituer un sujet croustillant : une femme noire enfermée chez un vendeur de voitures d’occasion et qui risque d’être tuée par un chien. Mais tout compte fait, « désolée, gamin », lui dit une pseudo-journaliste, ce n’est pas « aussi extraordinaire et sensationnel que tu crois ». Et ils s’en vont. Je ne vais pas vous révéler ce qui se passera ensuite – mais si j’ai hurlé de rage toute seule chez moi, vous devinez l’issue de cette terrible nouvelle, tellement significative de notre monde actuel.

Juste après Russell Banks, j’ai glissé dans le surprenant monde de Friedrich Glauser – et celui de son fameux détective, Studer (dites : Studère à la française et Stioudeu à l’anglaise), Jakob de son prénom. Cet amateur de cigares Brissago aurait voulu, dans sa jeunesse, s’engager dans la Légion étrangère ; mais, « pour ne pas chagriner sa mère », il a fait carrière en Suisse, d’abord commissaire de la police municipale de Berne, puis, « à la suite d’une histoire de banque qui l’avait brisé », devenu inspecteur. Je dois dire que tout m’a plu dans cette aventure livresque. La personnalité d’excentrique qui s’ignore de l’enquêteur, ses univers intimes que les situations révèlent à point nommé, son humeur non pas changeante mais en quelque sorte modelable selon ses rencontres. On aime aussi les doutes de Studer, ses agacements, son humour à froid, son rapport à Madame Studer, étrangement féministe à une époque qui ne l’est guère – on adore, pour commettre un oxymore, ses patientes impatiences, peut-être typiquement suisses. L’intrigue du livre, dont on ne peut rien dévoiler s’agissant d’une enquête, est un monument de fantaisie regorgeant d’événements rocambolesques mais évidemment plausibles sous toutes leurs coutures. Les personnages, que l’on croirait sortis d’un livre (sic – vous voyez ce que je veux dire, non ?), sont tous porteurs d’une poésie sculptée dans le vif. L’écriture foisonne de plaisirs immédiats et longs en bouche. On se régale de couleurs, d’odeurs, de bruits qui s’échappent à chaque phrase, de lieux insolites et de visages dont on se souvient – par exemple cette dame « très mince, dont la tête évoquait un petit oiseau qui aurait été coiffé à la Jeanne d’Arc », ou cet homme portant « un froc de moine » avec, « en guise de couvre-chef, un bonnet qui ressemblait à un gigantesque pot de fleurs rouge, œuvre de quelque potier ignare massacrant la glaise… » Ou encore Godofrey, cet « être minuscule » aux « petites mains blanches, sans un poil », sautillant, vêtu « avec une élégance exagérée » et qui incarne « une encyclopédie ambulante de la criminologie ». Chaque détail compte, on pense par moments non pas vivre dans un film mais être invités dans un tableau de maître. Des portraits aux décors tout étonne, tout amuse parfois – mais recueille l’adhésion : on se laisse embarquer, littéralement déplacer dans le monde de Studer qui ne manque ni d’excès ni de paradoxes. Sur l’auteur nous apprenons qu’il a quitté notre terre à l’âge de 42 ans, « après avoir fréquenté les asiles, la morphine et la douleur de vivre ». Ceci expliquant peut-être cela, le « foldingue » Studer n’en est que plus attachant.
N’est-ce pas à cela que l’on reconnaît les littératures puissantes ? Précisément quand les personnages viennent peupler nos vies pour de vrai et nous enseigner deux ou trois choses essentielles, comme la lucidité qui se dit par l’invention (et non pas par le réel) ?
Russell Banks et Friedrich Glauser, chacun à sa façon, ne cherchent pourtant pas à tuer notre naïveté mais bien au contraire à en décrypter la vérité – à savoir que justement, cette dernière n’est que fiction. À l’heure des grenouilles qui veulent se faire aussi grosses que les bœufs, le génie de ces deux écrivains nous sauve de la raison du plus fort. Une chance de tous les diables – à tirer par la queue, de préférence !

Martine Roffinella
Écrivaine-photographe


[1] Source : Le Monde du 8/1/2023. Lien : https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2023/01/08/russell-banks-le-romancier-americain-est-mort_6157082_3382.html

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