On entre dans le livre d’Ann Scott par la petite porte, en invités qui marchent sur des œufs. Un faux pas et c’est une lézarde émotionnelle qui se produit. On porte sa main à la bouche, on prend une respiration et on murmure Je n’ai pas fait exprès d’être balourdement là au milieu d’instants que mes yeux risquent de saccager.
Ann Scott parle de notre solitude contemporaine comme personne, dans une langue qui définit exactement son territoire tout en suscitant chaque son, en diffusant chaque image en une succession de plans-séquences que chacun coloriera ou choisira de lire en sépia. On ne peut pas dire pour autant qu’elle plante le décor, non, elle restitue ce qu’elle a intégré sous forme de matière neutre et que sa personne imprime. Son écriture traverse son corps entier, la totalité de ses organes, et voilà que la réalité atone surgit chaque fois métamorphosée par l’impact de chaque chair signée Ann Scott. Alors forcément, ces Insolents dont nous faisons connaissance ont quelque chose d’indéfinissable – peut-être cette hardiesse, perdue pour la majorité d’entre nous, à s’engager dans un « labyrinthe de poésie vitale », à prendre leurs risques et périls pour qu’au bout du compte l’art « sauve de nouveau ».
Les personnages qu’Ann Scott nous amène (le verbe est juste) à découvrir – Alex, Margot, Jacques –, à deux doigts de la fleur de l’âge, ne cherchent pas à nous ressembler ni à susciter notre empathie et encore moins à nous inciter à la sacro-sainte résilience. Ils sont des acteurs-témoins. Leur vie s’inscrit dans la tranche d’humanité où nous gravitons aussi, et tels des territoires flottants ils existent, dérivent à l’occasion, générant et subissant tour à tour cette étendue liquide qui pourrait avoir pour nom : désillusion.
Alex fait de la musique, elle compose des BO. Elle quitte Paris pour le Finistère, dans une contrée isolée et inconnue d’elle, sans voiture ni personne. Pour tenter de pouvoir « oublier tout ce qu’elle connaît », créer « seule au milieu de nulle part », explorer « ce qui se passe en dedans » – s’extraire de l’extérieur pour « savoir ce qu’elle a à l’intérieur ». Cette démarche remettra-t-elle en cause l’amitié indéfectible qui la liait à la fantasque Margot et au fidèle Jacques ? Ann Scott saisit habilement la question au vol, s’empare de tous les circuits de dérivation qu’elle engendre et nous amène – toujours et encore – au cœur de drames sans en faire tout un drame, ce qui nous laisse sans voix et tant mieux, car qu’aurions-nous pu ajouter à part nos virgules triviales ? Ann Scott fait de nous la BO – bande originale, ce qui n’est tout de même pas rien – de son livre, et en ce sens nous l’accompagnons. Nous ponctuons ses amours (lesbiennes ou hétéros ? finalement « elle n’en sait rien »), sa marginalité, son refus du compromis, les moments où elle a « merdé », ses « monologues à sens unique » avec Miles, Monk, Stravinski, Francis Bacon, Bowie ou Lou Reed – son courage d’être lucidement seule, qui va bien au-delà de la revendication.
Chaque page de ces Insolents est une invitation à oser saisir le flambeau de l’humilité, mot tombé en désuétude pour ne pas dire conspué. N’y voyez pas un paradoxe ou une contradiction, car de l’arrogance il en faut pour rendre son ego « moribond » et écrire plusieurs fois cette phrase : « Elle est heureuse ici. »
Les Insolents, d’Ann Scott, est publié aux éditions Calmann-Lévy et a reçu le prix Renaudot 2023.