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Jung et les hâbleurs

L’Âme et la Vie, judicieux choix de textes mettant en lumière la doctrine de Jung, se révèle d’un troublant à-propos sur bien des sujets actuels – notamment sur la valeur de notre temps d’existence, désormais jugé à l’aune du (ou de la) Covid-19.

Plongée dans l’étude de Jung, j’en arrivais précisément au chapitre « Jeunesse et vieillesse », quand le journaliste François de Closets a lancé son pavé dans une mare déjà bien trouble : la classification, pour ne pas dire le tri sélectif des humains selon l’âge de leurs artères. Ainsi, selon lui, « c’est la jeunesse qui compte, et pas les vieux » (Le Point du 29/01/2021). Et de poser la question : « Est-il normal de ficher en l’air la vie des futures générations pour les plus de 80 ans ? »

Justement, qu’en pense Jung – dont le nom veut dire « jeune » en allemand ?

Déjà, que « la découverte des valeurs de la personnalité appartient à l’âge mûr ». La métaphore qu’il utilise est celle du soleil « animé de la conscience humaine du temps » : le matin, il « naît de la mer nocturne de l’inconscient » puis entame son ascension pour distinguer son « but suprême » et atteindre son point culminant, le zénith – en vue d’élargir son « cycle d’action ».

Débute ensuite la descente, cruciale, car elle détermine un « renversement de toutes les valeurs et de tous les idéaux du matin ».

Aucune étape de la vie humaine n’est à sacrifier ou à raccourcir à la faveur d’un choix entre une jeunesse qui « compte » et des « vieux » bons à jeter, regardés comme dévitalisés, flétris, voire nuisibles à la sève puissante et neuve qui déjà irrigue les bourgeons.

Jung, tellement d’actualité, vient répondre à ces schémas qui sont en réalité d’une dangerosité extrême – car à quand la distinction entre l’importance de la vie d’un grand écrivain, même vieux, et celle du commun des mortels, dont l’objectif louable est d’être banalement heureux ? À quand la pesée comparative des cerveaux ? Puis le tri entre ceux qui « comptent » ou pas ?

©MartineRoffinella.

La phrase de François de Closets : « c’est la jeunesse qui compte, et pas les vieux » est donc beaucoup moins anodine ou simpliste qu’on pourrait le croire.

Face à ce risque de dérive, Jung vient rappeler que « la transition de la matinée à l’après-midi de la vie se fait par une sorte de transmutation des valeurs ». Ainsi s’impose la « nécessité de reconnaître la validité non plus de nos anciens idéaux, mais de leurs contraires », car il est « impossible de vivre le soir de la vie d’après les mêmes programmes que le matin » : « la vérité du matin sera l’erreur du soir ».

Méprisons ou sacrifions le soir au profit du matin seul, et ce sera, à terme, la mort de toute une civilisation, comme l’explique très bien aussi Jared Diamond dans son essai Effondrement, auquel je consacrerai bientôt une chronique.

Pour Jung, c’est donc une « grave erreur » de penser « qu’on pourrait bien laisser de côté les vieux dont il n’y a plus rien à attendre et qui sont tout au plus bons à représenter des survivances pétrifiées du passé ».

Car la durée de vie de l’homme correspond « au sens de son espèce », et « l’automne seulement montrera ce que le printemps a produit » – et surtout : « Ce n’est que le soir que s’éclairera ce que le matin avait commencé », le « luxe de l’entendement » n’étant octroyé qu’en « tout dernier lieu ».

Vieillir, pour Jung, c’est passer de la phase « naturelle » de la vie à sa phase « culturelle », civilisationnelle, de transmission et d’accroissement du savoir, dégagée du souci de procréation et d’obtention d’un statut social.

Sacrifier les vieux pour que jeunesse « naturelle » se vive serait la priver du pont culturel qu’ils incarnent, lui ouvrant la possibilité de compter parmi les « artistes de la vie ».
Ce serait aussi, fatalement, subordonner notre destinée à ce redoutable précepte que la nature finit toujours par détruire ce qu’elle a construit.

« L’aiguille de l’horloge de la vie ne se laisse pas reculer », pas plus qu’elle ne se laissera avancer, même si, comme c’était déjà le cas à l’époque de Jung, « la vieillesse est extrêmement impopulaire » alors que – et c’est primordial – « ne pouvoir vieillir est aussi stupide que de ne pouvoir sortir de l’enfance ».

L’ouvrage L’Âme et la Vie donne, à chaque chapitre, des pistes de réflexion et/ou d’ajustement substantielles face à ce que nous portons en nous en tant que « parties » d’une « étrange nature », c’est-à-dire, à son image : « l’imprévisible ».

À titre de conclusion, je retiens pour ma part cette phrase :

« En aucun cas il ne faut se laisser aller à l’illusion non scientifique qu’un préjugé subjectif puisse être aussi une vérité psychique fondamentale et universelle, car il n’en sort aucune science, mais une croyance qui a pour ombre l’impatience et le fanatisme. »

©MartineRoffinella.
C. G. Jung : L’Âme et la Vie, éd. Buchet/Chastel, le Livre de Poche « Références ».

 

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2 commentaires sur “Jung et les hâbleurs”

  1. Dommage que Flaubert soit mort. Il aurait bien ri de la phrase de De Closets et l’aurait rangée avec délices dans son Dictionnaire des idées reçues. A propos, quel âge a-t-il, De Closets ? Si les vieux ne comptent pas, pourquoi parle-t-il encore ?

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