« Ce qui me plaît, c’est la singularité.
La découvrir et tenter de la dire, de la faire partager.
J’aime tous ceux qui ont une certaine folie,
affichent leur narcissisme, leur mégalomanie. »
S’il existe une façon de lever partiellement le voile sur qui « habite » vraiment, au-delà des clichés et autres cancans germanopratins, l’emblématique signature « Jo S. », c’est dans La passion des écrivains que le lecteur curieux la découvrira ! Muni de ses bons yeux gourmands il récoltera ainsi, rencontre après rencontre et telles de délicates mises en bouche offertes à chaque page, les subtils indices d’une sensibilité inouïe.
Icône pour certains, météorite pour d’autres, Josyane Savigneau, responsable du célèbre « Monde des Livres » entre 1991 et 2005, dont les « papiers » étaient guettés (dans la joie ou dans la crainte) par tous les acteurs de la sphère littéraire (et pas seulement !), nous partage ici une série de portraits uniques.
Nous voici les invités – et non les voyeurs – de séquences de vie exaltées et exaltantes, sortes de courts-métrages vif-argent nous catapultant au pays du talent et des mots qui ont fait ou referont, construit ou déconstruiront ce que nous sommes ou ce que nous deviendrons. « Jo S. » s’était un peu dévoilée dans son récit Point de côté, publié en 2008 (Stock).
Mais c’est ici, dans son rapport même aux écrivains, qu’on pourra le mieux l’appréhender, dans le feu d’un enthousiasme inextinguible et d’un engagement « couillu » qu’on aimerait rencontrer plus souvent ces temps-ci.
Highsmith, Sagan et tant d’autres…
29 « exercices d’admiration », comme elle les nomme si plaisamment, nous sont donc offerts, et chacun se régalera des rencontres de « Jo S. » avec Patricia Highsmith (« La Reine noire »), Françoise Sagan (« À toute vitesse »), Régine Desforges (« Une odeur de soufre »), Pierre Bergé (« À l’heure de la mémoire »), Styron, Rushdie, Lessing, sans oublier l’excellente Eudora Welty, la « clandestine » Dominique Rolin, et Sollers, l’ami de toujours… – la liste est impressionnante, à la fois dans la qualité des personnes rencontrées que dans la diversité des approches proposées.
Chaque « visite » de Josyane Savigneau à un écrivain ne nous place pas en flagrant délit d’indiscrétion triviale, car nous ne sommes pas à l’extérieur du livre mais dedans, accueillis en honorés convives. C’est bien là toute la saveur première de cet ouvrage, qui nous invite à vivre un moment rare sans jamais glisser vers la révélation oiseuse. Ici tout est partage, tout sonne vrai entre gens qui aiment la littérature et les écrivains.
« Je préfère avoir un bureau avec une fenêtre à laquelle je ne fais pas face », dit Patricia Highsmith – et immédiatement nous l’imaginons en train d’écrire « tournée vers un mur aveugle ». Chaque apprenti écrivain devrait par ailleurs lire et relire sa façon de se considérer : « […] je ne suis pas une personne brillante, je refais tout trois fois, et j’écoute les remarques de mes éditeurs. Il nous arrive de discuter trois quarts d’heure pour un mot. J’aime beaucoup ça. C’est un métier de précision […]. »
« Moi, je sais à quoi m’en tenir sur mes petits romans. Je n’ai pas à en avoir honte, ce n’est pas de la mauvaise littérature, c’est du travail honnête. Mais je sais lire. J’ai lu Proust, j’ai lu Stendhal… Des gens comme ça, ça vous rabat le caquet. » C’est Françoise Sagan qui parle – autre rencontre absolument savoureuse relatée dans l’ouvrage –, dont Josyane Savigneau souligne la générosité et dit d’elle qu’elle « a su préserver trois choses qu’on aimerait voir mieux partagées : la lucidité, la capacité à admirer et le goût du rire ».
Beauvoir : une rencontre à part
C’est en lisant le « portrait » de Simone de Beauvoir qu’à mon sens le lecteur attentif découvrira une Josyane Savigneau plus près de l’os et à cœur ouvert. « [Beauvoir] m’avait permis d’être là, de faire ce métier, d’échapper à un destin programmé, de tenter d’inventer ma vie et ma liberté. D’être qui je suis. » On brûle évidemment d’envie de lui demander « qui elle est », et, au-delà d’un parcours professionnel d’une formidable richesse, qu’est-ce qui a bien pu la motiver pour poursuivre, sans mollir ni se lasser, sa quête toujours renouvelée des écrivains.
C’est encore du côté de la révélation-révolution que constitua l’œuvre de Beauvoir dans la destinée de la brillante journaliste que se trouve peut-être la réponse. « Lire Simone de Beauvoir pour apprendre à penser », écrit Jo S. « Choisir et se choisir, quel que soit le prix. Préférer, à tout, sa liberté, quel qu’en soit, là aussi, le prix. » Mais encore ? veut-on un brin insister. Qu’est-ce qui fait vraiment courir Josyane Savigneau ? « Au fond, c’était toujours le même désir : approcher quelqu’un qui ne me ressemblait pas. » Pour notre plus grand régal et ad libitum !
Martine Roffinella : Josyane Savigneau, sur les « exercices d’admiration » auxquels vous vous livrez passionnément, vous faites ce constat (p 10) : « J’ai vite compris que l’intérêt du portrait, comme de la biographie, n’est pas d’expliquer l’œuvre par la personne, mais de voir comment, parce qu’on fait une œuvre, on vit et on pense “ autrement ”.» Pourriez-vous nous expliquer ici en quoi consiste exactement cet « autrement » si fondamental ?
Josyane Savigneau : Je crois que chez les gens qui ne se contentent pas d’écrire des livres, ou de peindre des tableaux, mais se pensent dans la durée, font une œuvre, parfois dans la difficulté, parfois longtemps ignorée, parfois reconnue posthumement, toute l’existence est orientée par ce désir d’œuvre. Et que cela conditionne leur rapport au réel et leur rapport au temps.
C’est pour cela que je ne crois guère qu’on puisse être journaliste et écrivain. On peut être un écrivain qui écrit dans les journaux. Pour faire entendre une autre voix. Pas pour être transformé en journaliste littéraire, comme je le vois aujourd’hui dans certains journaux. La temporalité journalistique, très chronologique, est totalement contraire au temps des artistes.
M. R. : Votre ouvrage offre une très grande diversité de portraits (29 au total) qui ne se limitent pas aux écrivains. Éditeurs (Claude Durand, Jérôme Lindon…), comédiens (Edwige Feuillère…), ou gens de culture en général y trouvent aussi une place de choix. Vous écrivez que « s’il y a, au bout du compte, un lien entre toutes ces personnes, c’est qu’elles sont elles-mêmes des figures romanesques. Et qu’elles ont une passion commune, la littérature, et la conviction que, d’une certaine manière, elle sauve le monde ». En quoi, selon vous, la littérature peut-elle constituer un salut universel ?
Jo S. : Un salut universel je ne sais pas. Mais un lien, une manière de se reconnaître, même si on appartient à des milieux très différents, je le crois. Et puis, quand on ne sait pas écrire de romans, on peut aussi tenter de vivre de manière romanesque.
Philippe Sollers, dans Portraits de femmes (Flammarion), parle d’ « artistes de la vie » : « Le spectacle, le plus souvent mécanique et navrant, de la société, ne les impressionne pas. Je les ai rencontrées, ces artistes de la vie, tous mes romans parlent d’elles. Elles sont reconnaissables au fait qu’elles ont dû surmonter des situations difficiles et des tonnes de préjugés. Elles connaissent le noir, elles aiment le bleu. Une sorte de gai savoir les accompagne. Je leur dois beaucoup. »
J’ajouterai qu’elles aiment la littérature, celle qui dérange, qui ne se satisfait pas de l’ordre du monde et qui ne croit pas que la société puisse être bonne, donc qu’il faut toujours dénoncer son fonctionnement.
M. R. : À propos de Patricia Highsmith, vous soulignez que d’aucuns continuent à la regarder comme un « auteur de romans policiers » (« un malentendu qu’elle n’a jamais vraiment réussi à dissiper », précisez-vous). Vous rappelez qu’elle est avant tout « un grand écrivain », « fille avouée de Dostoïevski et d’Henry James, enfant cachée de Flaubert et de sa passion du mot “juste”.» Pourriez-vous nous expliquer ce qui selon vous crée la différence fondamentale entre ces deux actes d’écrire ? Entre roman policier et littérature ?
Jo S. : Je ne veux pas dire que le roman policier n’est pas de la littérature. C’est comme pour tous les livres, quel que soit le genre auquel on les rattache. Certains sont de la littérature, d’autres des produits. Et il y a plusieurs genres dans ce qu’on appelle romans policiers. Fred Vargas et Henning Mankell n’écrivent pas du tout de la même manière. J’adore les grands classiques de la littérature policière, Dashiell Hammett, Raymond Chandler. Les grandes Anglaises aussi. Les Scandinaves. Et je reste totalement fan de la très subtile Agatha Christie.
Je suis triste de lire moins de romans policiers que je ne le faisais naguère parce que je lis trop de livres qui viennent de sortir. Mais il se trouve que Patricia Highsmith n’appartient à aucun des genres policiers. La manière dont on l’a étiquetée occulte la diversité de son œuvre. Le Journal d’Édith n’a absolument rien d’une histoire policière. Bien sûr il y a Tom Ripley, le meurtrier que personne ne peut coincer, ce qui n’est pas non plus très policier. Elle travaille plutôt sur le mystère, la montée du malaise, de la peur. C’est une grande romancière de l’angoisse.
M. R. : Toujours concernant Patricia Highsmith, vous dites d’elle qu’elle fut un « écrivain conscient de ne pouvoir être un vrai créateur qu’en étant d’abord un très grand lecteur ». Pensez-vous pouvoir élargir cette notion à tous les écrivains ? Faut-il nécessairement avoir beaucoup lu pour comprendre ce qu’écrire veut dire ?
Jo S. : Oui je crois que pour écrire, au sens « faire œuvre d’écrivain », il faut savoir lire. Tous les écrivains que j’ai rencontrés, si divers qu’ils soient, de Claude Simon à Michel Déon, de Philip Roth à Philippe Sollers, de Nathalie Sarraute à Dominique Rolin, de Robert Sabatier à Danièle Sallenave, et bien d’autres, sont de très grands lecteurs. Ils ont « avalé » toute une partie de la « Bibliothèque ».
M. R. : Sur la densité émotionnelle très palpable qui régit vos rencontres avec ces personnes hors du commun, vous faites cet intéressant constat : « Quand on reste plusieurs heures en compagnie d’une personne qu’on ne reverra peut-être jamais, il se passe quelque chose de mystérieux – qui en dit long aussi sur soi-même –, comme parfois une conversation avec un inconnu dans un train ou un avion. » Pourriez-vous justement nous préciser ce « qui en dit long aussi sur soi-même » ?
Jo S. : Difficile à dire. Je vais essayer. Quand on fait un entretien questions-réponses, on a fait les questions, donc on y a mis de soi, mais ensuite on est en retrait. Quand on veut faire un portrait, on s’implique plus, il faut créer un lien, même s’il est éphémère, et si ça ne marche pas, c’est qu’on n’a rien donné de soi. Donc l’autre n’a envie de rien donner de lui-même. Et vous le savez, parfois, on dit à des inconnus qu’on ne verra qu’une fois, des choses qu’on ne dit pas à des proches. Pour demander à la personne dont on va faire le portrait de dire des choses personnelles, il faut lui donner confiance, qu’elle sache qu’on n’est pas là pour des confidences, des ragots. Savoir, ou pas, créer une intimité fugace, en dit en effet long sur qui on est.
Article paru dans la revue Genres le 12 janvier 2018.
La passion des écrivains
Rencontres & portraits
Josyane Savigneau
Éditions Gallimard
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