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Les « hyperfemmes » et l’alcool

Enseignante, scientifique, architecte, éducatrice, cheffe d’entreprise, infirmière, artiste, directrice marketing, religieuse… Fatma Bouvet de la Maisonneuve, psychiatre spécialisée en alcoologie, les a toutes accueillies en consultation. Son ouvrage « Les femmes face à l’alcool – Résister et s’en sortir » fracasse l’image de la « pochetronne » si présente encore dans maints esprits.

Fatma Bouvet de la Maisonneuve les appelle les « hyperfemmes ». Il s’agit d’un « profil psychologique » correspondant « à une sorte de concentré de femmes modernes », à la fois « pudiques et “crues” » – elles « arrivent prostrées par la honte » et la culpabilité mais sont capables de « poser leurs tripes sur la table ».

Il y a « Françoise, 58 ans, scientifique (…), Nour, 35 ans, directrice marketing (…), Laura, 28 ans, éducatrice (…), Farida, 19 ans, étudiante (…), Béatrice, 50 ans, infirmière »… Qu’elles soient célibataires, mariées, mères de famille, divorcées ou en conflit conjugal, ces femmes de tous âges « exercent tous les métiers », sont « de toutes origines culturelles et religieuses », mais ont un point commun : elles sont malades de l’alcool.

C’est à ce titre que Fatma Bouvet de la Maisonneuve, médecin psychiatre, les a reçues à la consultation d’alcoologie pour femmes à l’hôpital Sainte-Anne, à Paris, nous offrant ainsi, par le précieux livre qui en rend compte, des témoignages et des informations essentielles – que l’on soit ou non concerné par cette addiction.

La boisson. ©RoffinellaMartine

La maladie alcoolique des femmes est souvent, encore aujourd’hui, associée à « un vice ou à une tare » – l’on dit d’un homme qui abuse de boisson qu’il « tient bien l’alcool » (ce qui somme toute est plutôt valorisant), tandis que d’une femme, l’on notera qu’elle « boit trop », et que c’est « carrément dégoûtant ».

Femmes et hommes sont très inégaux – dans ce domaine aussi ! – face à l’alcool. Alors que « chez les hommes les plus instruits, la consommation régulière est plus rare », « l’ivresse alcoolique » est « plus fréquente chez les femmes titulaires d’un diplôme supérieur » : « les femmes consomment de plus en plus d’alcool lorsqu’elles exercent des fonctions managériales », et ce sont les « diplômées qui boivent le plus ».

Le livre de Fatma Bouvet de la Maisonneuve fait voler en éclats nombre d’idées reçues concernant la personnalité des femmes qui boivent, et surtout quant aux raisons qui les ont précipitées dans l’alcoolisme.

Logo de l’assocation. ©Addict’elles

Boire pour « se sentir plus forte », par peur « de ne pas être à la hauteur », pour pouvoir, comme les hommes qui dominent le monde, « faire preuve de plus de froideur et d’indifférence » (devenir une « femme homme » en société) ; boire aussi pour « parvenir à avoir des relations sexuelles », pour « décompresser », « surmonter une timidité maladive », par solitude ou par « ennui », etc.

L’ouvrage ne se contente cependant pas de proposer une sorte d’état des lieux de l’alcoolisme au féminin. Il décrypte également (et c’est, à titre personnel, ce qui m’a le plus saisie, en tant qu’alcoolique abstinente depuis 2013) ce qui peut souvent être « associé » à la maladie alcoolique, à savoir un « trouble psychique qui a précédé la prise d’alcool », nommé « alcoolisme secondaire » (« la prise du produit serait ainsi une sorte d’automédication pour masquer le trouble originel »).
« Chez les boulimiques, par exemple, l’abus d’alcool est seize fois plus important que chez les non-boulimiques » – « chaque addiction est considérée comme pouvant favoriser l’autre et inversement ».

Nous sommes alors bien loin de tous les lieux communs sur les pochardes et autres poivrotes : « 65% des femmes alcooliques ont au moins un trouble psychiatrique sur la vie entière » (troubles dépressifs et anxieux) – notons au passage que les femmes souffrent près de deux fois plus que les hommes de « phobies sociales » (« manque de confiance en soi », peur d’être jugée, « sensibilité au rejet et à la critique », etc.), le tout conduisant à une « baisse de l’estime de soi ».

Alors est-ce une fatalité ?
Fatma Bouvet de la Maisonneuve nous démontre le contraire, en nous fournissant toutes sortes de pistes pour « soigner » cette maladie et, ainsi que l’indique le sous-titre de son ouvrage : Résister et s’en sortir, car « le vrai bon moment finit toujours par venir un jour ».

Les femmes face à l’alcool est un livre à acquérir pour soi, ou pour l’entourage, afin qu’il circule de main en main, messager d’espoir. Il contient tout ce qu’il faut à la fois pour comprendre, agir – et surtout, rompre l’isolement, car « qui que l’on soit, nous avons tous besoin d’aide, sur cette terre, même au sommet de notre gloire ».

Fatma Bouvet de la Maisonneuve. ©BdlM

Quatre questions à Fatma Bouvet de la Maisonneuve

MARTINE ROFFINELLA : Quel a été pour vous le déclic ayant suscité la mise en route de cet ouvrage ? L’idée vous en est-elle venue à partir d’un cas précis, ou bien est-ce l’ensemble de vos patientes qui, formant une voix unique, a fait surgir la nécessité de ce projet de livre ?  

FATMA BOUVET DE LA MAISONNEUVE : Il se trouve que je me suis toujours intéressée aux troubles qui touchent les femmes en particulier et j’aime beaucoup aborder les sujets tabous, pour les rendre visibles afin d’en parler et de les traiter si besoin est. À un moment, je me suis rendu compte que beaucoup de femmes à responsabilités tombaient dans la maladie alcoolique. Je le constatais et surtout j’en voyais les conséquences au niveau professionnel, car ce sont souvent des femmes discriminées, cela n’étant pas reconnu comme une maladie. Et quand bien même, la discrimination au travail s’exerce de toute façon, ce d’autant plus s’il s’agit de femmes malades.

Parallèlement à cette observation autour de moi et dans le monde de l’entreprise, de plus en plus de femmes commençaient à consulter en psychiatrie pour différentes addictions, en tête desquelles se situent celles aux médicaments et à l’alcool. C’est ainsi que je me suis concentrée sur ce sujet très particulier dont il m’apparaît de jour en jour à quel point il offre un condensé des problématiques féminines : psychiques, sociales et même politiques, et toujours en lien avec une forme de violence. C’est aussi un trouble qui est étroitement intriqué avec l’intimité des femmes que bien sûr elles ne dévoilent pas facilement – une des raisons pour lesquelles elles n’en parlent pas. Parfois lorsqu’elles l’évoquent, c’est au médecin de l’intimité, leur gynécologue, qui me les adresse.

M. R. : Comment avez-vous procédé pour la « récolte » des témoignages, qui sont si précieux ? Vos patientes étaient-elles enregistrées, ou bien preniez-vous des notes ? À partir de quel moment leur avez-vous parlé de votre idée d’ouvrage ? Ont-elles toutes accepté sans réticence ?

F. B. de la M. : Les entretiens que je mène avec mes patientes sont très précis. Ils suivent un plan particulier afin de ne pas oublier les facteurs de risques, de pouvoir partager avec elles le pronostic et de faire le diagnostic de troubles psychiques associés, très importants à rechercher car cela permet une amélioration plus rapide si on les traite. Mes notes sont donc d’une extrême précision.
Pour le livre, j’ai changé les prénoms ainsi que certains éléments qui ne sont pas déterminants sur le plan clinique, afin qu’on ne puisse pas identifier mes patientes. De façon saisissante, il ressort de cet ouvrage que toutes les femmes qui ont un problème d’alcool se reconnaissent dans l’un ou l’autre des cas, ce qui sous-entend l’existence de réels points communs cliniques que l’on retrouve dans les études étayant mes propos. Reviennent souvent la culpabilité, le manque de confiance en soi et une forme de tyrannie vis-à-vis d’elles-mêmes, car elles cherchent à être parfaites dans tous les domaines.

M. R. : Vous n’êtes vous-même pas concernée par la maladie alcoolique mais l’on vous sent extrêmement proche de toutes ces femmes reçues en consultation. De quoi, selon vous, s’est alimenté votre lien ? Peut-on parler de complicité attentive ? Que devient la « frontière » – s’il en existe une – entre le médecin que vous êtes et la patiente ?

F. B. de la M. : C’est une question que beaucoup de patientes me posent : mais avez-vous déjà eu un problème d’alcool pour comprendre comme vous le faites ? Je réponds que je n’ai pas de problème avec l’alcool, en effet, mais que, comme tout le monde j’en ai d’autres. Cela les rassure car nous sommes encore à une époque où l’on pense que le médecin est exempt de toute fragilité. Je n’ai jamais supporté l’injustice, la discrimination, la pression que l’on exerce sur certains. C’est ce qu’endurent ces femmes à qui l’on fait comprendre qu’elles ont un vice alors qu’elles sont en souffrance.

Comme je suis une femme, par ailleurs persuadée que rien de ce qui est féminin ne m’est étranger, et que j’ai vécu des situations où l’on ne m’a pas prise au sérieux, j’ai décidé que je consacrerais un espace de paix et de confiance pour tous mes patients. À mon cabinet, je reçois des hommes et des femmes, je reçois des patients souffrant d’autres troubles que celui de l’addiction. Mais il est vrai que comme j’ai surtout écrit sur les souffrances cachées des femmes et qui sont considérées comme des fatalités par l’opinion générale, je reçois plus de femmes.

Par ailleurs, je ne suis pas de ce type de psychiatre qui ne parle pas. Un jour, une journaliste qui m’attendait en vue de m’interviewer m’a entendue rire avec une de mes patientes. Elle s’est étonnée : « Mais vous riez avec vos malades ? En général, les psychiatres sont austères. » Ce n’est pas mon cas. Je pense qu’il est important d’être empathique, que si le transfert est bon, il est fondamental de travailler en toute confiance. Certains de mes aînés m’ont appris l’importance d’être humain avant tout face au patient. Nous ne sommes pas des robots tout-puissants. En outre, les patients d’aujourd’hui n’acceptent plus les entretiens et prises en charge où ils ne sont pas partie prenante et au cours desquels ils subissent des décisions descendantes. Surtout en addictologie, la suivi ne peut se faire que dans une forme de partenariat.

M. R. : Comment résumeriez-vous, en quelques phrases, votre constat global sur la façon de traiter, en France, l’alcool au féminin ? Et quels sont les conseils primordiaux que vous donneriez aux femmes concernées, ou à leur entourage, souvent désemparé ?

F. B. de la M. : Je pense que l’alcool en général est un sujet tout à fait sous-estimé par les autorités de santé : ses méfaits, tout autant que les aspects politiques, économiques et marketing qui gravitent autour. « La femme est l’avenir de l’alcool », tel est le slogan de plusieurs alcooliers, il suffit de voir les campagnes pour ressentir la puissance de l’incitation. Je mentionne d’ailleurs une étude à ce sujet dans mon ouvrage. Je ne vais pas revenir sur la polémique en cours qui n’a finalement abouti à aucun résultat probant, puisque le sujet femmes et alcool est réduit à la prévention pendant la grossesse, et à la taille d’un pictogramme sur une bouteille. L’alcool pendant la grossesse est incontestablement un sujet fondamental, mais cela réduit les femmes à des utérus, et je peux vous assurer que bon nombre de mes patientes sont en colère contre cette façon de les considérer et d’aborder la prévention contre la maladie alcoolique. Car une femme peut être en danger face à l’alcool y compris lorsqu’elle n’est pas enceinte.

Quant aux conseils à donner à une femme qui a des doutes sur sa relation avec le produit, je dis que c’est à partir du moment où l’alcool parasite son esprit qu’il faut demander l’avis d’un professionnel. Ce dernier doit expliquer que c’est une maladie, d’abord à la patiente tout comme à la famille, si elle l’accompagne, et qui a besoin d’être informée. Il faut bien analyser les relations de la patiente avec ses proches : conjoint/e, parents, enfants, collègues ; se demander si une relation toxique, violente, n’est pas à l’origine ou la conséquence de cette maladie, et ainsi l’accompagner en tenant compte de cela – c’est-à-dire en établissant le parallèle entre la libération par rapport au produit et l’autonomisation par rapport au lien destructeur.

Nous parlons très souvent de la difficulté à conquérir sa liberté, en tant que femme. Si la famille est bienveillante, il est déconseillé de surveiller en permanence la personne malade, sous peine de provoquer le résultat inverse à celui souhaité. Les patients ne supportent en effet pas d’être « fliqués », car cela signifie qu’on ne leur fait pas confiance, et n’oubliez pas que c’est justement un des facteurs sur lesquels se développe la maladie alcoolique.

Les femmes face à l’alcool – Résister et s’en sortir, par Fatma Bouvet de la Maisonneuve, aux éditions Odile Jacob, 21,90 euros.

Liens utiles :

Site de l’autrice : fatmabouvet.com
Site de l’association : addictelles.com
Twitter : @addictelles
Facebook : Association Addict’elles
Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT)
Twitter : @OFDT
federationaddiction.fr
Twitter : @FedeAddiction

Consultez également les Centres de Soin, d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie (CSAPA) à proximité de votre domicile.

 

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1 commentaire pour “Les « hyperfemmes » et l’alcool”

  1. Un dossier bien mené pour vaincre la dépendance et surtout « démystifier ». Une personne si sympathique qu’on aimerait l’avoir pour amie.

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