Chère Catherine Millet, comme toute une chacune j’ai lu, non sans consternation doublée d’une immense tristesse, vos multiples déclarations auprès des médias concernant le viol, les hommes, et dernièrement encore votre « compassion » pour les « frotteurs ».
Si vos propos n’ont pas été trahis ou tronqués, vous dites : « Alors d’abord, une femme ayant été violée considère qu’elle a été souillée, à mon avis elle intériorise le discours des autres autour d’elle (…). » Et pour enfoncer le clou, si j’ose m’exprimer ainsi, vous ajoutez : « Ça c’est mon grand problème, je regrette beaucoup de ne pas avoir été violée. Parce que je pourrais témoigner que du viol, on s’en sort ».
Il existe fort peu de chance pour que vous ayez entendu parler de ma petite personne, même si nous avons été réunies par les éditions du Seuil dans la même « bibliothèque rose » pour nos ouvrages respectifs (La Vie sexuelle de Catherine M. pour vous et mon roman Le Fouet).
Eh oui ! j’explore les domaines des relations de soumission/domination depuis de nombreuses années et à ce titre j’ai publié un certain nombre d’ouvrages érotiques.
Vous ne pourrez donc pas me classer dans la catégorie des « vieilles » et/ou « très laides », car je suis plus jeune que vous et avec un physique que d’aucuns jugent plutôt agréable.
Je me permets de reproduire ici votre édifiante déclaration à ce sujet : « Il faut prendre conscience de la souffrance des femmes qui sont par exemple des femmes très laides, ou les femmes âgées, et que plus aucun homme n’a envie de harceler sexuellement. »
Ne cherchez pas non plus à me classer parmi les « lesbiennes mal baisées », vous perdrez votre temps et cela ne manquera pas d’estomaquer les gens qui me font la grâce de me lire (et les éditeurs qui me donnent la chance de publier).
Chère Catherine Millet, votre soif d’occuper le terrain des médias est connue, d’ailleurs je vous en félicite, c’est une vraie réussite. Vous voilà interviewée partout. Peut-être vous sentez-vous revivre et jouir, c’est parfait, j’en serais très contente pour vous.
Mais laissez-moi vous dire ma profonde indignation devant vos propos concernant le viol des femmes, que vous cherchez à transformer en un événement mineur, dont il faut bien vite guérir sans se pourrir la vie avec ça.
Non, Madame Millet, on ne « guérit » jamais d’un viol, on compose, on essaie de vivre avec vaille que vaille, selon sa personnalité, ses moyens, son entourage et le milieu dans lequel on est.
Non, Madame Millet, on n’oublie JAMAIS des doigts et/ou un sexe qui ont fourragé en vous avec violence. On en garde l’empreinte toute sa vie, non pas comme une cicatrice, mais comme une plaie ouverte avec laquelle il faut âprement négocier.
Non, Madame Millet, les frotteurs ne sont pas à plaindre, tout comme les hooligans ils sont souvent issus d’une classe aisée et ont un bon niveau intellectuel. C’est une perversion porcine qu’il est très convenable de dénoncer et de « balancer » car ces hommes-là n’ont que faire de votre « compassion », ils sont en pleine possession de leurs moyens et savent parfaitement ce qu’ils font. Ils vous remercient d’ailleurs de votre médiatique caution, voilà qui va les encourager à poursuivre – ne voyez-vous donc pas qu’ils se paient votre tête ?
Mais revenons au viol, Madame Millet, que vous « regrettez » de ne pas avoir vécu.
Ma légitimité pour en parler est claire : j’ai moi-même subi des violences sexuelles à l’âge de 12 ans, dont je ne me suis jamais remise – même si ça ne se voit pas et que j’ai au contraire exploré en tant que romancière le domaine de l’érotisme pour essayer de comprendre, de conjurer cette malédiction. J’en ai fait ce livre, Le Fouet, qui est une vengeance contre « Monsieur F. » – et j’ai justement utilisé la fiction joyeuse pour en parler sans dramatiser ni « intérioriser » la souffrance de qui que ce soit – mais de qui donc ? la mienne me suffit amplement, soyez tranquille !
Violer l’intimité d’une femme (ou d’un homme, d’ailleurs !) est une dévastation profonde. On a le ventre et la tête raclés jusqu’à l’os. On n’est plus qu’une carcasse brisée, où la peur seule prend place à vie. Vous avez une chance folle d’avoir été épargnée par ce fléau, que des millions de femmes vivent comme un cataclysme épouvantable dans leur corps et dans toute leur personne.
Tout est ébranlé après un viol. Tout est fissuré à jamais. La confiance en soi est irrémédiablement perdue. La sexualité ne pourra plus jamais être vécue de façon simple.
Pour ma part, je suis devenue alcoolique en très grande partie à cause de ces violences sexuelles dont je ne me suis jamais remise. Par chance à l’âge de 52 ans j’ai choisi la vie et cessé de boire – je suis alcoolique abstinente depuis bientôt 5 ans*.
Mais je me garde bien de faire de mon cas « positif » une généralité.
Je pense à toutes ces femmes saccagées par des porcs qui ont une queue à la place du cerveau et qui en sont encore à vouloir jouir de leur domination sur la « femelle » contrainte.
Pénétrer un sexe de femme sans y être invité, c’est commettre un crime.
Car en effet, c’est une partie de la femme qui meurt quand elle est violée – une partie d’elle qui ne revivra plus jamais, et qui s’enfuit en même temps qu’elle se lavera du sperme dont son violeur l’aura souillée.
Mais cela, Madame Millet, vous ne pourrez jamais le comprendre, puisque vous n’avez pas eu cette « chance » d’être violée.
À vous lire, j’ai l’impression que vous confondez les petits jeux sado-masochistes entre adultes consentants et l’effraction lourde d’un sexe d’homme dans le corps d’une femme épouvantée.
Je peux vous dire qu’être violée, ça fait mal. On s’en souvient à chaque instant. La chair a une mémoire éternelle de ces douleurs-là.
Je vais avoir 57 ans et j’ai toujours, 45 ans après*, l’odeur de ce porc dans les narines, je me rappelle chacun de ses gestes, la façon dont il m’a forcée de le masturber, son sperme qui sentait le poisson sur mon ventre : tout, chaque image est intacte. Je n’en fais pas un drame. Je n’en veux pas aux hommes de la terre entière. Je ne suis pas puritaine ni castratrice. Je ne suis rien, en somme. Rien qu’une femme profondément blessée et outragée par vos propos. Une femme vivante et debout – comme tant d’autres –, fière d’avoir survécu et de pouvoir sourire au plaisir.
Article paru dans la revue Genres le 13 janvier 2018.
* En 2018.