C’est un de ces textes qui vous embarquent sans votre consentement. En quelques lignes à peine vous voilà séquestré, greffé presque à une histoire qui vous brûle et vous réjouit à la fois, par une espèce de grâce mêlée de sortilège qui a pour nom… talent !
Sandrine Rotil-Tiefenbach publie Karma X aux éditions Sulliver, dans la collection « Littératures actuelles ». André Bonmort y est aux commandes, capitaine courageux et véritable dénicheur d’écritures singulières « à l’écart des codes et des modes » (de moi il a publié État d’un lieu désert et Rien entre nous, à un moment où presque tout le monde m’avait oubliée !). Son catalogue foisonne de pépites et/ou de diamants purs – comme c’est ici le cas, avec cet étincelant Karma X.
Au commencement, il y a Arthur. Un « chauve à lunettes ». Alors que la narratrice aime « les hommes qui ont des cheveux ». « Les chauves à lunettes », c’est tout ce qu’elle « déteste ». De plus, Arthur a les yeux bleus, « petits et rondelets ». Alors qu’elle, elle « aime les grands yeux noirs, les amandes fournies, veloutées, avec des miroirs magiques dedans, du magnétisme », qui « savent comment il faut faire pour [l’] envelopper ».
Alors que s’est-il passé pour que soudain, le désir s’emballe ? Pourtant, « ses yeux, à lui, ils ne m’ont pas enveloppée. Ils se sont fixés. C’est tout. Ils étaient curieux. Le reste je ne sais pas », dit ce « je » qui alterne avec « elle », permettant ainsi judicieusement au lecteur d’appréhender le texte sur plusieurs niveaux émotionnels différents.
Et c’est bien ce « reste », dont l’héroïne ne « sait » rien, qui constitue le cœur de ce récit tout à la fois haletant (dans tous les sens du terme) et posé en équilibre sur une strate temporelle paradoxale, où rien n’existe et tout vibre pourtant – affaire de karma ! Elle se met à penser à Arthur « tout le temps », alors qu’elle ne l’a vu que « cinq minutes dans [sa] vie », mais que justement elle a « très très bien fait le tour de ces cinq minutes-là ». Mieux encore : elle ne « regarde plus que les chauves à lunettes », elle les « guette partout ».
La contamination sensuelle a commencé, et Sandrine Rotil-Tiefenbach excelle à nous contaminer à notre tour, par le biais d’un style dépouillé et poétique à la fois, qui n’est pas sans rappeler le grand poète Guillevic dans la pureté de son expression. L’aventure qui débute est plus qu’un rêve, et bien davantage qu’un fantasme. Stendhal parlait de « cristallisation ». Ici tout se peuple du désir d’être aimé, et très vite toute identité ou appartenance sexuelle s’efface : ne reste que ce désir-là sublimé, immense, jailli de l’Univers (que d’aucuns nomment Dieu), donc épousant une forme de perfection.
« Les doigts d’Arthur tournent autour de son nombril. Ils font des ronds dans l’eau de son ventre. Le cercle s’agrandit. Elle se laisse faire. Ses muscles la quittent, la délestent, l’un après l’autre, comme autant de kilos qui s’effacent. Plus rien ne la porte. Elle bascule en arrière, s’allonge. »
Magie du texte, c’est subitement de notre nombril dont il est question ici, et les doigts sont ceux de la sublimation absolue du don corporel, jusqu’au point si subtil où siège l’âme. Extase et orgasme se confondent. Sandrine Rotil-Tiefenbach nous emporte au-dessus de toute vulgarité, même quand cette dernière veut s’immiscer lors d’une scène de viol (« Laisse-toi faire, regarde, tu vas te faire câliner ta petite chatte ») et qu’en « coin d’œil, elle distingue les bouts rosacés de leurs glands convulsifs, apparaissant et disparaissant à l’infini d’entre leurs paumes raidies ».
Car après « le frisson de la vierge, le mythe de la prostituée. Faire l’amour par survie. Ignorer les visages. Corps en duels sous le règne du corps ».
Alors, la rencontre avec Arthur aura-t-elle enfin lieu – cet Arthur dont le baiser sera sûrement « fou de douceur » ? Ne comptez pas sur moi pour vous le dire, et lisez Karma X de toute urgence !
Un petit indice cependant :
« Viens. Tout de suite. Envelopper mes écorces. Appartenir. Oui. T’appartenir. Je veux te sentir palpiter dans ma chair. Viens au fond de mes abîmes. »
Martine Roffinella : Sandrine Rotil-Tiefenbach, de quel postulat littéraire est né votre ouvrage ? Désiriez-vous aborder poétiquement la sphère érotique, en choisissant comme porte d’entrée le sexe avec l’inconnu, ou bien souhaitiez-vous mener une sorte d’introspection verticale du fantasme, au point que chacun de nous puisse se l’approprier ?
Sandrine Rotil-Tiefenbach : Tout a commencé un dimanche après-midi dans un fichier word et ce n’était pas sérieux. Je les avais juste entrouvertes, les lèvres. Les siennes. Sa bouche… Le soir de ce même jour, un ami de mon ami (que je ne connaissais pas plus que ça) passait avec deux autres de ses amis (que je connaissais encore moins) et j’étais encore sur le clavier. Fin de tranquillité oblige, j’ai donc dû cesser là d’écrire, sauvegarder, imprimer et éteindre la machine pendant que ces intrus investissaient MON salon, déjà parlant trop fort. L’un, par pure politesse, m’a interrogée sur ce que j’étais en train de faire.
Pour seule réponse, je lui ai balancé mes cinq pages, comme ça, en l’état, sans même avoir pris le temps de me relire. Le pauvre n’en demandait pas tant ! Mais, se trouvant bien marri de s’être montré si curieux, il y posa néanmoins les yeux. Bientôt il s’assit, toujours lisant, sur la première chaise qui vînt, aperçue en coin d’œil et attrapée par le dossier d’une main machinale. Lorsque, quelques minutes après, calmée, je lui proposais une bière, il n’entendit pas : il retournait le premier feuillet en fin de liasse et attaquait le deuxième. Flattée, je glissais discrètement une mousse devant lui, après avoir servi les autres, qui discutaient. Quand il eut fini, il se tourna vers son voisin et sans autre forme de procès, lui tendit mes pages : « Tiens, lis ça ! »
Ainsi qu’on se fait passer des photos de famille, une à une, de main en main, ils les ont lues, l’un après l’autre. Religieusement. Et puis ils se sont lancés dans un débat. Une polémique qui dura toute la soirée, avec force répliques, éclats de voix et doigts levés. Des passions s’opposaient, sur un ton remonté, comme rougies au fer, et ne tiédissaient pas. Je les écoutais, sidérée. Ils étaient en train de se battre – moi totalement oubliée dans un coin –, sur le fait que la suite serait ou ne serait pas érotique !
C’est ici, ou à peu près, que Karma X est né.
La suite est venue naturellement. J’étais entrée dans ce défi personnel, tenir la distance sur l’écriture d’un roman érotique sans tomber dans les travers poncifs du genre, dont j’avais la naïveté d’espérer savoir casser les codes, c’est-à-dire sans basculer dans la vulgarité ou le ridicule, et surtout sans violence gratuite ni dépravation. Je n’ai jamais cherché l’originalité mais plutôt à rendre au désir sa magie primale et au sexe, ses Lettres amoureuses. De là, ce sont les mots du sensible qui m’ont emportée. Je les ai suivis passionnément. On ne peut pas être un être humain, un artiste, un écrivain, sans être habité par l’émotion poétique tout comme notre corps est habité par le sang. La poésie est. Et quand elle s’invite, c’est sans autorisation. J’ai voulu écrire un livre où chacune et chacun puisse se retrouver…
M. R. : Vous écrivez que « l’intimité est une chose mystérieuse » et que « partagée, elle est amitié familière, promiscuité consentie ». Comment définiriez-vous la notion d’intimité en littérature, notamment par rapport au concept d’auto-fiction ? Êtes-vous dans une « promiscuité consentie » avec vos lecteurs, ou au contraire vous situez-vous résolument dans la fiction ?
S. R.-T. : Je ne saurai jamais définir l’indéfinissable, et heureusement. Rien n’est résolu. Tout reste donc possible. Karma X est une fiction suspendue sur les fils fragiles de l’innocence et de la liberté les plus pures. L’intimité est une liberté brute. Dans un monde idéal elle serait indiscutable, intouchable, voire sacrée. Liberté de penser, de croire, de ne pas croire, de rêver, liberté de la différence, liberté d’aimer ! La littérature a ce pouvoir merveilleux, parfois, de dépasser la vie, d’offrir l’accès à des sphères supérieures au réel, de donner à voyager au-delà des apesanteurs matérielles qui nous enferment quotidiennement. En cela, elle est à la fois elle-même l’Intimité, puisque libre par essence, et Partage, car communication formelle.
Ma narratrice et moi ne sommes pas la même personne – elle a beaucoup moins de vocabulaire que moi ! sourire –, mais si cette dernière a « consenti » à me faire partager son « intimité », c’était probablement en toute « amitié familière »…
M. R. : « Tout ce qui est dangereux fait envie quelque part », est-il dit dans votre ouvrage. Pensez-vous que cette quête du danger, vécue ou non dans la vraie vie, puisse amener l’humain à se dépasser spirituellement par le biais du corps, jusqu’à atteindre un autre état de lui-même, divin peut-être, « autre » sans doute ?
S. R.-T. : Dépasser ses peurs, c’est, oui, se dépasser soi-même. Et si en littérature, tout, absolument tout, est permis, il n’en va pas de même dans la vraie vie. Ici j’évoque le danger, non vraiment la peur. Naturellement la peur est un stress salutaire en cas de danger. Mais dans nos systèmes sociétaux, ce qui était naturel trop souvent s’est dénaturé pour devenir, ici une psychose, là des névroses, ou toutes ces sortes diverses de résistances que nos inconscients fabriquent pour survivre à notre environnement globalement déshumanisé. C’est ainsi que l’on peut se retrouver à avoir peur alors qu’il n’y a pas de danger, ou, à l’inverse, à ne pas avoir peur quand il y en a réellement ! Un dépassement réussi relèverait donc sans doute d’une bonne connexion avec soi, avec son corps, et donc avec le « divin », tout corps étant déjà connecté à l’univers vu qu’il en est partie. La peur est une limite, et si certaines limites sont là pour être dépassées, d’autres restent au contraire de précieux garde-fous.
La « quête du danger » a priori s’abreuve à la mamelle voisine. On entre là plutôt dans la problématique du choix. Et la recherche peut être infinie. On peut tout aussi bien se mettre consciemment en danger en faisant l’amour avec un(e) inconnu(e) sans utiliser de préservatif qu’en pratiquant un sport extrême par exemple. Chaque vocation est unique. Et pour chacun(e), le fait de vivre déjà, d’être né(e) et de simplement respirer, contient et embrasse son potentiel de danger. Ici peut-être, nous touchons à l’authenticité du frisson, au cœur du « divin », au corps du miracle…
M. R. : « L’étreinte est à l’amour ce que le piano est à l’orchestre », note votre héroïne, qui ajoute que « l’étreinte est merveilleuse parce qu’elle permet l’acte d’amour entre tous les vivants ». Est-ce à dire que parmi toutes les sortes d’étreintes possibles entre humains, il en existe une qui touche à une forme d’universalité de l’amour ? Et laquelle ?
S. R.-T. : Toute étreinte est un mariage temporaire. On aime alors on touche, on serre contre soi, on porte en ses bras, on réduit en somme, et au maximum possible, toute distance entre soi et l’autre. En d’autres termes, on cherche, ensemble, à n’être qu’un. Tout est là. Et c’est en nous dès la naissance, puisque nous sortons d’un ventre maternel qui nous a étreint depuis notre conception et durant toute notre gestation.
Puis, cette étreinte a continué dans les bras maternels ou paternels, quand nous avons pris nos premiers repas, quand elle ou il nous a bercé(e) pour que l’on s’endorme et, quand enfin tout contre elle ou il nous nous sommes endormis. C’est animal avant même d’être humain. Voilà pourquoi je crois que l’étreinte est l’amour en personne. Comme le piano est l’orchestre. Écoutez donc une version originale, soit symphonique, du Sacre du printemps de Stravinsky. Puis, écoutez sa version strictement pianistique (à quatre mains !). Tout y est. Entre tous les instruments de musique présents dans l’orchestre, seul le piano peut faire cela ! Tout contenir à lui seul…
M. R. : La structure mosaïquée de votre livre pourrait créer des coupures dans le récit, alors que c’est tout le contraire qui se produit : le lecteur assemble lui-même toutes les pièces du puzzle, pour un tableau final qui n’appartient qu’à lui. Parlez-nous de votre travail en la matière. Aviez-vous vous-même une vision globale du tableau, ou de la symphonie, avant d’écrire ? Ou bien avez-vous composé et/ou peint par petites touches au fur et à mesure, sans plan précis ?
S. R.-T. : Il m’est difficile de construire un plan. Comment dépasser la vraie vie avec un plan !? Elle-même est déjà impossible à planifier, sans quoi notre planète compterait infiniment moins d’êtres malheureux ! Alors en littérature, en liberté totale donc, un tel exploit serait forcément mensonger.
Mes seules antennes sont celles de l’émotion et l’unique ligne que je me suis dictée au départ était effectivement dans l’alternance, au sein de chaque chapitre, du sujet passant du je à elle, pour créer une sorte de balancement hypnotique. Une histoire de respiration, de battements de cœur tu vois… sourire. Mais le déroulé, l’arc narratif en lui-même, n’était soumis qu’à l’émotion, que l’exercice recherché était de pousser à son paroxysme. Je n’ai pas écrit ce livre. C’est lui qui m’a utilisée pour s’écrire, plutôt. Je n’ai fait que lui prêter mes doigts. Et, comme j’aime bien m’amuser, j’y ai glissé une petite cerise que personne n’a encore remarquée, dirait-on. Les titres des chapitres cachent un acrostiche. Et les trois poissons dans l’aquarium peuvent se retrouver dans quelques autres de mes romans. Evidemment, en écrivant Karma X, je l’ignorais encore…
Ma narratrice m’a aidée à grandir, en littérature comme ailleurs, spirituellement, et j’espère fort qu’elle en aidera d’autres. Au travers de ses crudités connotées, par la voix de cette petite fille devenue zone érogène intégrale, Karma X est avant tout un livre sur l’innocence, un rêve universel, une déclaration d’amour fou à la Vie. Je vous remercie, Martine, d’être au monde, et du magnifique regard que vous lui apportez.
Article paru dans la revue Genres le 10 mars 2018.
Karma X
Sandrine Rotil-Tiefenbach
Éditions Sulliver
12 euros