L’une ose « sortir du sillon en le traçant », l’autre guette le « franchissement » textuel de « toutes les barrières ». Ensemble ils ont permis la venue au monde, si je puis dire, de ce désopilant Testicul – Témoignage d’amour selon Saint-Luc, à placer bien sûr entre toutes les mains [sic]. La première, Tristan Felix, est l’autrice de cet ouvrage hors normes, et dans l’interview qui suit, à dévorer d’un bout à l’autre sans en perdre une miette, elle nous éclaire sur le sens de son travail. Le second, Guillaume Basquin, est son éditeur – et il vient nous raconter ci-dessous les raisons de son choix de publier cette œuvre. À une époque où ce qui prime pour beaucoup de maisons est la rentabilité, les mots de Basquin en réconforteront plus d’un parmi les fidèles du blog. Aussi je lui laisse tout de suite la parole – régalez-vous !
Comment j’ai édité Testicul de Tristan Felix
par Guillaume Basquin
Ce qui nous intéresse, aux Éditions Tinbad, c’est l’audace, qu’elle soit formelle ou sur le fond, et le franchissement de toutes les barrières : religieuses, politiques, idéologiques, sexuelles, normatives, voire lexicales et syntaxiques. C’est pourquoi le projet de premier « vrai » roman de la poétesse Tristan Felix a tout de suite attiré notre attention : ce faisant, elle franchissait plusieurs « interdits » : interdiction faite aux poètes de pratiquer un art réputé « vulgaire », le roman (l’on sait que ce terme vient du latin populaire romacium qui signifie « en langue romaine vulgaire », c’est-à-dire parlée par la population des pays conquis [Gaule, Espagne, etc.], par opposition au latin proprement dit) ; proscription encore plus grande qui leur est faite de pratiquer l’humour. On ne doit pas sortir de sa case, de son ghetto. De plus, ce qui ne gâte rien, dans ce vrai roman, quoique parodique, l’auteure, qui est une femme, se rit de l’écriture réputée inclusive et de son combat diviseur (rien que visuellement, le point médian divise entre mâles, à gauche, et femelles, à droite), et ce dès le titre, puisqu’elle enlève le « e » final à testicule, lui retirant ainsi, avec pas mal d’ironie, sa marque du genre féminin, et alors même que l’étymologie latine du mot est testus, témoin de virilité. Pour corser le tout, l’auteure a décidé, dans ce texte, de se moquer tous azimuts des tics de la littérature féminine toc de notre temps : autofiction, porno trash, science-fiction gore, etc. Le sexe de Tristan eût été différent, le destin de ce manuscrit nommé Testicul eût sûrement été tout autre… tant il nous est apparu en effet bien plus intéressant que ce soit une femme qui critique ce type de littérature un peu facile qui a le vent en poupe (pas de noms…), qu’un homme, Tinbad refusant le plus souvent les solutions de facilité… Je me souviens, ayant écrit un essai sur lui, que Jacques Henric écrivait que le romancier doit être « un peu pute, un peu souteneur » ; eh bien Tristan Felix, en mélangeant dans son « vulgaire » roman des réminiscences de littérature courtoise (avec le prénom de son pseudonyme, n’était-ce pas inévitable ?) avec du parler vulgaire du monde de l’entreprise et de « la gagne », atteint à un résultat final détonant et même pétaradant : « Donc, lecteur, je m’en vais te corrompre, te tenir haute la dragée, te faire bisquer comme un petit chien de cirque. » Felix culpa… Prêt ?
Il faut maintenant bien avouer que de tout ceci, ce patchwork un peu putain et un peu maquereau, a sans tarder résulté cela : le critique qui défendait d’habitude la poète depuis longtemps a qualifié ce roman de vulgaire et quasiment indigne d’elle. Poète, tu n’iras pas copuler avec les images (sous-entendu : pornographiques) !… On se souvient que James Joyce avait reçu de telles critiques : littérature pornographique. Idem pour Flaubert et son roman Madame Bovary. Rapport à la pureté d’un Dante, Rabelais est horriblement prosaïque et vulgaire. Mais ceci est une autre histoire…
Quatre questions à Tristan Felix
MARTINE ROFFINELLA : La 4e de couverture de Testicul vous présente comme « poète polyphrène et polymorphe » mais aussi dessinatrice, photographe, marionnettiste, bruiteuse, chanteuse, conteuse en langues imaginaires et clown trash. Comment définiriez-vous, s’il existe, le fil rouge qui sous-tend votre œuvre dans toutes ses dimensions ?
TRISTAN FELIX : Tout m’est venu en même temps, écrire, danser, chanter, dessiner, manipuler… Derrière l’apparente hétérogénéité même de mes écrits – chroniques, réflexions, prose, vers libres ou comptés, nouvelles, contelets, récits fantastiques, dystopiques, parodiques, aphorismes, écriture automatique, poémancies (interprétation divinatoire d’un poème écrit en présence d’un presque inconnu), écritures imaginaires – il y a la quête de l’inconnu, de soi à travers l’autre et le désir d’appartenir à l’univers, de toucher le vivant en animiste invétérée. De même, les marionnettes de mon Petit Théâtre des Pendus, écloses au hasard d’ossements offerts ou trouvés, de débris de mer ou de rebuts urbains, sont des créatures fragiles car non soudées, suspendues, brinquebalantes et qui s’inventent une démarche inédite en fonction du hasard génétique qui les a générées. Leur hétéroclisme n’est que relatif à ce que nous avons intégré comme homogénéité. Le monstre ne l’est que parce que nous croyons que nous n’en sommes pas. À seize ans, j’ai reconnu chez Magritte la virtualité de toute forme si le regard vierge opère un découpage inédit. Sous l’ordonnancement d’un tableau des centaines de motifs secrets et transfuges sont en gésine. C’est l’imagination, et ce qui s’apparente à sa fureur poétique ou à son délire, qui franchit les horizons d’attente : elle est une exploratrice insatiable. En latin, delirare c’est « s’écarter du sillon » et lirare « labourer par raies ». Délirer c’est aussi « lire à l’envers », en passer par le miroir et, comme Alice, passer au travers jusqu’à ce que le sujet fusionne avec l’objet. Rêver c’est semblablement « sortir de la voie »… Il se trouve, qu’en cela héritière de ma mère, qui n’était pourtant pas laboureuse, je suis quadridextre, pouvant écrire, bien que peu lisiblement, des quatre côtés en double boustrophédon. Voyez comme je garde le fil ou plutôt le soc ! Ô paradoxe, sortir du sillon en le traçant ! Sans rire, tout m’apparaît toujours sous plusieurs formes, en plusieurs sens, à travers la paréidolie, les anagrammes, les contrepèteries, les holorimes, les jeux de mots, les paradoxes, les dessins médiumniques, les langues imaginaires… Si la poésie délivre des visions dans le marc du langage, en deçà ou au-delà de lui, alors, je suis peut-être poète en toute chose et le fil rouge est mon vaisseau sanguin qui me porte à l’aventure, au cœur d’un labyrinthe où j’espère libérer le pauvre Minotaure.
M. R. : Comment est né le projet de Testicul ? S’est-il appuyé sur un constat particulier, une colère brusque ou une révolte de fond que vous souhaitiez traiter par le burlesque ? Complètement autre chose ?
T. F. : Vous y êtes presque. Quand un sillon idéologique, féministe ou wokiste en l’occurrence, en remplace un autre, machisme et discrimination des minorités, il court le risque d’en adopter la même intolérance, la même purification, la même exclusion, la même obsession dominatrice. Davantage fée-mini et anar que féministe et anarchiste, davantage chimère que surréaliste, je me méfie de toutes les tentations d’emprise. On argue qu’il faut en passer par l’excès inverse pour redresser une situation réellement insupportable. Les dégâts collatéraux sont le propre de toute révolution. Je reconnais que la situation est organique ; la vie détruit pour se refaire et même elle pousse à s’auto-détruire pour laisser gagner le dominant, nous rappelle l’immunologiste Jean-Claude Ameisen. Certaines femmes, certes minoritaires, qui revendiquent une très légitime égalité s’autorisent par là-même à agir comme ces brutes épaisses qu’elles conspuent. Balance ton porc mais aussi ta truie, enfin, je m’excuse auprès de ces suidés tenus pour méprisables. Cependant, je n’éprouve pas tant de colère qu’une stupeur face à certaines manifestations néo-féministes d’une absurdité confondante. Dans Testicul, j’ai écrit plusieurs pages farcesques sur l’écriture inclusive qui est littéralement auto-exclusive, voire excisive avec son point de suture, le féminin s’excluant même en partie d’une lecture orale et visuelle. Or, je tiens à mon clitoris. C’est pourquoi, par imitation roublarde, j’ai ôté le e de « testicule » pour le rendre à sa supposée masculinité grammaticale… La farce et le burlesque sont de mes armes de chevalière en carton. Le rire est une arme véritable qui n’a jamais tué personne mais éclaircit la pensée sans la condamner rageusement. L’autre jour, dans le métro, une Parisienne trentenaire avec un dédain ostensible a refusé qu’un Indien trentenaire lui cède sa place. La honte de cet homme vidé de lui-même en public m’a tant bouleversée que j’ai, hélas, manqué de répartie clownesque. Elle voulait le soumettre brusquement à sa nouvelle loi sans aucune déférence à l’égard de sa singularité. J’ai moi-même vécu des violences conjugales avec preuves et essuyé l’inaction de trois commissariats mais je ne puis par exemple confondre viol physique ou psychique et courtoisie ou civisme, qui sont précisément des manières anti-viol. Dans mon récit, je moque autant le machisme que ce féminisme intégriste en faisant de Luc un esclave sexuel, je moque la langue managériale en la fourrant où elle ne devrait pas être, je moque le lacanisme et l’abus complaisant des jeux de mots intrusifs, en usant de mots sordides je moque la pruderie langagière qui entend karchériser toute vulgarité, je moque la littérature de révélations sexuelles par une autofiction tarée de viol paternel (le destin personnel serait la seule plus-value littéraire ?), je moque les relations de complicité commerciale entre certains éditeurs et écrivains, je moque les clichés à l’égard des banlieues en faisant de Simba un doux rêveur en abyme, je moque tous les processus échevelés de brouillage des instances narratrices et surtout le moi auto-contemplatif, je moque les romans de chevalerie de Chrétien de Troyes – mais attention ! en bonne part car c’est un écrivain et un poète que j’admire. Son humour noir, son imagination, sa poésie, sa narration imbriquée et son traitement de la fine amor m’émerveillent. S’il faut tout nettoyer, allons, détruisons les civilisations, toutes édifiées sur le primat de l’humain qui n’a cessé de coloniser la terre et l’espace, d’asservir son semblable et tout ce qui n’est pas lui. Détruisons toutes les forêts, tous les animaux et les minéraux qui empiètent les uns sur les autres, s’associent et s’entredévorent pour avoir la première place. Cette multiple satire et cette parodie chevaleresque sont une catharsis, un droit de transgression, une provocation à bride abattue pour remettre un peu de sain chaos dans notre désordre grandissant de pensées dictatoriales et mortifères. Du mot d’esprit à la farce s’éploie le spectre d’une résistance pacifiste.
M. R. : De quelle façon avez-vous concrètement travaillé pour ces Parodies qui ne manquent ni de références culturelles ni d’inventions sur le plan lexical et stylistique ? Aviez-vous un ou plusieurs modèles en tête ?
T. F. : Dans le prochain Cahier Tinbad, paraîtra mon article « Comment j’ai écrit, certaine de mon livre », en humble référence au Comment j’ai écrit certains de mes livres de Raymond Roussel, grand alchimiste des langues secrètes. Mais ici, vous me permettez d’aborder d’autres angles. J’ai travaillé en pure improvisation dégénérée, à partir toutefois de références en sous-bois : Homère, le Lancelot de Chrétien de Troyes, Rabelais, Tristram Shandy de Laurence Sterne, ou encore les contes d’Andersen, d’autres que j’oublie… C’est tout d’abord le renversement sexuel qui m’a mise en joie, sans qu’on sache si c’est du lard ou du cochon. Suis-je féministe wokiste ou masculiniste ? Ah ! mais on ne m’operculera pas dans une case ; il faut s’élever par le haut, ou par le bas… à la pointe du triangle, dans une alchimie intuitive et libératrice. Puis la découverte d’un court traité de langue managériale m’a tellement effarée par sa perversité que j’en ai collé des extraits en italiques de bout en bout, comme des virus à bousiller. Ce parler toxique a vite entraîné une raillerie contre les ouvrages de Christine Angot sous les révélations desquels je perçois quelque perversité voyeuriste et rentable. Ensuite se sont accrochés, comme dans une fête ou une vaste cour de récréation, les wagonnets de contes farcesques, de scènes gores, de fantaisies oniriques, de visions animalières comme celle des gnous, de l’huître ou des larves. Mon amie écrivaine Anne Peslier m’a encouragée à farcir mon texte de ces délires qui font comme des trouées d’air et de rire. Ils désintoxiquent. Quant aux jeux de mots, ils ne sont JAMAIS gratuits. Chaque mot est une créature plantée d’antennes qui vibrent à la moindre chance de dire plusieurs choses à la fois, et sans cesse se resculpte. Ce sont des capteurs polyphrènes eux aussi qui détectent les sens secrets d’une langue. Même une blague se souvient que sans ses harmoniques une langue est archi morte. Au centre de ce cirque grotesque, brille, irréductible, la figure de la fine amor, de ce qu’il y a de plus subtil chez les troubadours ou trobairitz et les trouvères. Je crois que s’ils ont inventé que la Dame agenouille son homme lige en pleine réalité féminicidaire, ce n’est pas pour le castrer mais pour l’élever à sa noblesse, qu’il serve de modèle pour de nouvelles formes d’amour et que la langue tous deux les baise en poésie. Pour fermer le cercle de cette folie douce, la dernière phrase du livre se referme sur la première, comme un œil.
M. R. : De façon générale, quel est selon vous le rôle de l’écrivain/e dans un XXIe siècle morcelé où le règne de l’ego le dispute à celui de la peur ? Vous considérez-vous comme une autrice engagée et si oui en quoi et comment ?
T. F. : Depuis que je suis née, la population a doublé, la terre et l’espace intersidéral se sont considérablement rétrécis tandis que l’infiniment petit s’agrandit. Nous sommes devenus les produits d’un capitalisme de la surveillance. Cet état du monde suppose en effet une multiplication des divisions, des cloisonnements, des enfermements, des étiquetages. Plutôt que s’unir dans un élan solidaire de survie de toutes les espèces, l’humanité, dressée à la consommation, à la validation numérique sociale et à la peur par ses autocrates, opte pour la ségrégation, l’exclusion, le repli identitaire, la dénonciation, le complotisme comme le complotisme du complotisme. Une poignée de puissants a pris en otage toute l’humanité et ne se gêne pas pour exécuter ses penseurs. Elle réussit l’exploit de faire de chaque ego un petit barbouze à la solde de son bourreau. C’est vieux comme le monde mais c’est devenu invasif. J’en parle dans certaines des douze lettres d’En roue libre, qui vient de paraître chez Tarmac, texte de révolte sans presque rire. Est-ce qu’un écrivain peut être considéré comme un lanceur d’alerte ? Je n’en ai aucunement la prétention. Ce dont je suis certaine c’est que je vis comme j’écris, que chacun de mes livres, dessins ou spectacles est une exploration engagée corps et âme pour échapper à l’asphyxie. Bien que gréviste, je ne suis pas une vraie militante car je redoute les groupes liberticides et les sectes de la pensée. C’est une forme de lâcheté, j’en conviens. En tout cas, j’œuvre chaque jour dans le détail, verse rarement dans le compromis et ai rarement ma langue dans ma poche. Je ne cherche pas à plaire en littérature mais aime bien être lue pour lâcher des fils d’Ariane. Mon écriture dense amène le lecteur à ralentir, à rompre avec la tétée numérique. Faut parfois s’accrocher, comme je m’accroche à tous les écrivains qui m’ont nourrie. J’ai tellement de choses à figurer ! Mes figures sont des chimères car elles ne ressemblent guère à du connu. En cela elles engagent le regard à consentir à ce qu’il n’est pas, à faire preuve d’empathie pour les singuliers, en toute transparence. Dans mon enseignement et mes ateliers auprès d’élèves et d’adultes en déshérence, la politique est intimement liée au poétique. Toute création authentique, je veux dire mue par rien d’autre que par un désir d’épanouissement et donc de désaliénation, prend position contre ce qui est populiste, volontairement laid et facile, abrutissant, compulsif, mercantile, prosélytiste, idéologique. Alors oui, je suis une auteure engagée, une trobairitz pas très connue malgré sa trentaine d’ouvrages, qui ne changera certes rien à la marche du monde mais vibre au contact des électrons libres et tente de polliniser.
Merci, en tout cas, Martine Roffinella, de m’avoir permis d’éclairer ce Testicul ! Allez, pour la route, avec un e, Testicul.e.
Retrouvez Tristan Felix sur son site : www.tristanfelix.fr/
Testicul – Témoignage d’amour selon Saint-Luc, est publié aux éditions Tinbad.