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Un été en Canoë avec : Louis-Ferdinand Despreez

Voici venir notre sixième et dernière escapade littéraire à bord des Éditions du Canoë. À nos côtés, Louis-Ferdinand Despreez qui, avec son Bamboo Song – le plénipotentiaire du vent, nous désincarcère du grégarisme et joyeusement nous catapulte dans les traces du fils de Rimbaud !

Qui est Louis-Ferdinand Despreez ?

© D. R.

Romancier sud-africain, engagé aux côtés de l’ANC de Nelson Mandela, Louis-Ferdinand Despreez a été conseiller de plusieurs chefs d’État africains. Depuis sa résidence de Pretoria, il a parcouru pendant trois décennies le continent africain du Cap au Caire et de Zanzibar à Sao Tomé dans le cadre de ses missions. À soixante-six ans, il navigue désormais entre océan Indien, Pacifique et écriture. Il a publié La mémoire courte en 2006, Le Noir qui marche à pied en 2008 chez Phébus et La Toubabesse à la Différence en 2016. Bamboo Song est son quatrième roman.

Présentation éditoriale de :
Bamboo Song – le plénipotentiaire du vent

En 1935, l’Éthiopie est en passe d’être envahie par l’Italie fasciste de Mussolini. Un ambassadeur au passé incertain, Aman Makonnen, est mandaté pour aller quérir l’aide du Laos en vue d’une guerre qui ne semble intéresser personne. C’est ce messager que l’on suit, pas vraiment noir, pas vraiment blanc, nomade parmi les nomades, qui traverse l’Asie comme il peut, découvrant une terre d’exil pour atteindre un but qui se révélera sans fin. En prince absurde et splendide, il se fraie une voie dans des contrées inconnues, qu’a pourtant traversées un demi-siècle auparavant un certain Jean Baudry, pseudonyme d’Arthur Rimbaud, dont les archives à l’abandon lui permettent de s’inventer une généalogie impossible et donc nécessaire. Dans une traversée qui mêle satire et exploration, Louis-Ferdinand Despreez nous livre un texte à la croisée de l’Histoire et de ses zones grises, c’est-à-dire romanesques.

Ce qui m’a régalée

Louis-Ferdinand Despreez le précise dans son avant-propos : « Bamboo Song n’est pas un ouvrage historique, c’est un journal de voyage dans le temps, la géographie et… l’imaginaire, même s’il s’efforce de respecter la chronologie et les faits […]. » Cette charpente du livre ainsi définie est précisément ce qui m’a le plus intéressée, car elle permet à chacun de se fabriquer sa propre alcôve de lecture, entre rêve éveillé, épopée fabuleuse, récit d’aventures, observation politique, parcours historique, périple sensuel – et, cerise sur le gâteau : enquête à propos de Jean Baudry, alias Arthur Rimbaud.

En ces temps où d’aucuns effectuent une espèce de « tri » entre ce qui est convenable de garder ou pas de l’Histoire humaine, Bamboo Song vient nous prouver que l’unique façon d’appréhender le Réel, dans ce qu’il enchevêtre de beau et d’effroyable, consiste à l’identifier par le biais de la fiction – cette invention du vrai qui m’est si chère en littérature –, sans pour autant le « rectifier » à la sauce du « vocabulaire d’aujourd’hui », ni « prendre la liberté de pasteuriser les idées en vogue en 1936 », nous précise encore l’auteur. Pas question donc d’occulter ou d’enjoliver les propos tenus à cette époque où « le colonialisme raciste » est « naturellement à la mode » et ne choque « finalement pas grand-monde », entre « bicots sales et fainéants », « négros gloutons et menteurs » et « youpins fourbes », avec cet « antisémitisme de bon aloi, universellement bourgeois et populaire à la fois », qui séduit alors des deux côtés du Rhin et des Alpes.

Pour comprendre l’âme de ce livre et s’y contaminer, au rythme d’aventures incroyablement visuelles (le talent de l’auteur nous déracine – même moi l’ermite statufiée du Haut-Var ! – et nous transplante en Éthiopie puis en Indochine jusqu’à Luang Prabang, terme d’un voyage où tout recompose notre morne temps, les parfums, les paysages et les vies indociles, les coutumes comme les personnalités improbables) – pour comprendre, disais-je, l’essence de cette épopée, il faut lâcher prise, accepter de s’en laisser conter.

Maison coloniale à Luang Prabang. ©LFDespreez.

Cela passe bien sûr par un personnage que je ne qualifierai pas de héros, mais plutôt d’incarnation des différentes étapes d’existences humaines, dans ce qu’elles comportent d’erreurs comme d’éboulements, de jouissances comme de chutes, d’émerveillements ou de renoncements – de couleur de peau, aussi, puisque le fraîchement nommé duc de Danakil par le négus (roi d’Éthiopie) Haïlé Sélassié 1er, Aman Makonnen, est un « mulâtre » à la peau « presque blanche, des yeux couleur turquoise » et aux traits jugés très « européens pour un nègre ». Nous sommes en 1935, Mussolini veut « l’Éthiopie à tout prix », en tant que « colonie de peuplement pour assurer l’avenir économique de l’Italie », et laisse s’exprimer ses « pulsions conquérantes » notamment matérialisées par l’emploi criminel du gaz moutarde – « Si les pilotes italiens avaient vu quel supplice ils infligeaient à leurs victimes, ils auraient déserté de honte ».

Au moment où le roi Haïlé Sélassié 1er envoie le colonel Aman Makonnen « plaider la cause » de l’Éthiopie auprès de « notre frère le roi de Lung Prabang », à savoir Sisavang Vong, souverain du Laos, il n’a pas encore été contraint d’abandonner Addis-Abeba, et justement, il compte sur son « plénipotentiaire du vent » pour « rapporter une alliance d’airain et de solides marques d’amitié ». Entreprise qui paraît bien dérisoire auprès d’un « roitelet oublié dans ses montagnes d’Indochine » parmi les « colonies françaises d’Asie » ; mais pour notre plus grand bonheur, le départ pour Luang Prabang s’organise. Et quelle expédition ! De Djibouti, il faut traverser la mer Rouge pour Aden, ensuite « attraper » un bateau des Messageries Maritimes françaises pour Saïgon (« Perle d’Orient » – un des « premiers ports de France » en ce temps-là), puis s’acheminer vers le Haut-Laos, « ce périple de tous les dangers », faire escale dans la capitale coloniale du Laos, Vientiane, ville aux « dix mille bouddhas », affronter le Mékong, « fleuve qui ne rend jamais sa proie », sur une pirogue à moteur, avec « une soixantaine de rapides à franchir et quatre ou cinq jours de voyage, si tout va bien » – pour enfin atteindre Luang Prabang où l’Abyssin, plénipotentiaire éthiopien, Aman Makonnen, espère rencontrer le roi Sisavang Vong.

Le Mékong à Luang Prabang. ©LFDespreez.

Je défie quiconque de ne pas prendre son plaisir, et sans baisse d’intensité, au cours de ce périple effectué dans des conditions rocambolesques, où nous côtoyons toutes sortes de personnages à la marge, figures infréquentables (aujourd’hui noyées dans l’océan du politiquement correct) tel Albert Pantalacci, « rondouillard, affable et à la langue bien pendue, avec un visage fleuri de bon vivant, et une élégance prospère douteuse de proxénète méditerranéen », ou encore le capitaine Robert Legal, qui s’emporte contre les « maudits bouddhistes embrouillés du ciboulot » barbouillant à la craie blanche « leurs espèces de spaghettis », un « baragouin en vermicelle » qu’il s’empresse d’effacer sur les cloisons de son bateau pour pendre « du Jésus bien de chez nous », et qui, « tout compte fait », gagne « chaque minute à être connu ».

Nous touchons ici à ce qu’il y a de plus précieux dans ce livre, et qui est en voie de disparition : la nuance qui n’interdit pas l’excès, les mystères contradictoires d’une personnalité qui ne signifient pas trahison, les fluctuations parfois irrationnelles de la pensée, l’anti-manichéisme – la fameuse « liberté libre » si chère à Jean Arthur Rimbaud, c’est-à-dire Jean Baudry, commerçant et explorateur, compagnon d’une Somalienne du nom de Mariam (également celui de la mère de Makonnen), et qui « entreprenait à cette époque de monter une caravane d’armes pour le roi Menelik d’Éthiopie ».
Mais que diable vient faire le poète dans la mission du diplomate Makonnen auprès du roi Sisavang Vong à Luang Prabang en 1935, et bientôt exilé sur place, désormais « ambassadeur du néant », alors que les fascistes italiens envahissent l’Éthiopie ?

Maison traditionnelle à Luang Prabang. ©LFDespreez.

L’enquête nous tient en haleine jusqu’à la dernière page – et sans en dévoiler trop, sachez néanmoins que le roi ouvre les portes de ses archives à cet orphelin de père « presque blanc », afin qu’il puisse en savoir plus sur cet autre Abyssin, ami du célèbre Auguste Pavie, qui de toute évidence a un lien avec lui. À partir de ce moment, Makonnen se lance dans une exploration qui lui permettra, alors que la mémoire de son pays est « piétinée » par les fascistes, et que l’Italie prétend avoir « enfin mis un terme à l’arriération de ces barbares éthiopiens sauvages » dont le sang de « macaque » a été « répandu en abondance », de reconstituer sa généalogie. Remonter la mort jusqu’à l’origine de la vie. Pied de nez au Destin – et pas des moindres –, comme le remarque le roi Sisavang Vong : « Vous avez de la chance, finalement, sans ce maudit Benito Mussolini, vous n’auriez jamais retrouvé la trace de votre père… »

C’est ainsi que résonne ce formidable Bamboo Song, sa « fantasmagorie orientale » de « tigres errants au milieu des orchidées » et son absence de leçon – à donner comme à recevoir.


Aux Éditions du Canoë : Louis-Ferdinand Despreez, Bamboo Song – le plénipotentiaire du vent.
https://editionsducanoe.fr/livres/bamboo-song

Site des Éditions du Canoë : https://www.editionsducanoe.fr/
Contact : editionsducanoe@gmail.com

 

 

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3 commentaires sur “Un été en Canoë avec : Louis-Ferdinand Despreez”

  1. Un auteur dont je n’ai jamais entendu parler (et il doit y en avoir beaucoup d’autres). Le problème, c’est que les journées ne comptent que 24 heures. Quoi qu’il en soit, Martine, vous donnez envie de lire avec vos présentations exemplairement fouillées. MERCI.

    1. Avatar photo

      Merci à vous ! Je connaissais pour ma part Louis-Ferdinand Despreez, car il a été publié par les éditions Phébus, où j’étais moi-même éditée, en plus d’être salariée de la maison. Un écrivain de grande qualité, à tous points de vue !

  2. Quel belle chronique, Chère Martine, l’ermite statufiée du Haut-Var !
    C’est un fourmillement de personnages, de séquences, de lieux, d’anecdotes, tout semble y être comme un plat de fête ou de rituel, bien dosé en épices…
    De quoi décoller de son fauteuil et se laisser guider !
    Merci pour le dépaysement et bon vent à cet ouvrage qui semble très habité et très complet.

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