C’est un ouvrage où plonger tête la première, d’abord pour y reconnaître son prochain – jusqu’à tomber sur soi-même, avec ou sans bonnet, madone du jacuzzi ou énergumène palmé, nageant de mots en pages. Entre allégorie et « fantaisie sur parole », Le club des aquarêveurs attend votre adhésion.
Bienvenue au Club des aquarêveurs où, comme le promettent à juste titre les éditions Héliopoles, un « bain de jouvence littéraire » vous attend !
Qu’est-ce que c’est, un aquarêveur ?
Un « éternel flâneur » qui « flotte au gré des circonstances » – que ce soit en piscine ou à la mer – et qui se jette « sur la première métaphore venue avant de refaire surface quelques phrases plus loin ».
Narcisse fut le premier « expert en Aquarêverie » – « il prenait ses reflets pour des réalités et finit par se noyer dans une flaque d’eau ». Il y eut aussi Ulysse, « bouc émissaire des frustrées de l’Olympe » – sans oublier Robinson, qui échoua « sur une île plate comme un trottoir », ou le capitaine Némo qui « pique-niquait » dans les fonds marins (ses tartelettes de caviar à la sauce océane devaient valoir le coup, surtout agrémentées d’une « pincée d’humour » et d’un « zeste d’imprévu »).
Vous l’avez compris : un « aquarêveur en cache souvent un autre » : du temps de La Bruyère, par exemple, il « se serait appelé Cléonthe, Théodène, Mélinde, Tancrède, Oronthe, Xanthippe ou Philémon », et à « l’heure des Lumières, il aurait émis maintes hypothèses sur les principes d’Archimède » – pour, au dix-neuvième siècle, expérimenter « tout ce qui d’une manière ou d’une autre recycle l’élément liquide ».
Nous y voilà ! « L’eau est la meilleure des choses », dit la devise de Pindare, et quoi de mieux que la piscine – ou plutôt, au troisième millénaire, les « établissements aquatiques » avec spa, jacuzzi, solarium, toboggan, « espace de remise en forme », etc., où l’aquarêveur se signale désormais par « de nouvelles excentricités », que nous sommes invités à découvrir avec gourmandise.
Ainsi débute le ballet d’une foultitude de personnages dont une bonne partie nous sont forcément familiers (nous y reconnaissons Untel ou Unetelle et sourions non sans ruse, en toute connivence avec Valère-Marie Marchand) – jusqu’à ce que nous tombions sur notre alter ego, avec les mêmes tics et tocs, et c’est une bonne manière d’expérimenter notre capacité à l’autodérision.
Défilent donc, tous plus savoureux les uns que les autres, le crawleur, le pataugeur en quête d’auteur, la madone du jacuzzi, l’énergumène palmé, le bibendum à la dérive, le zigoto sous la douche, le vélocipédiste subaquatique… Je ne les cite pas tous mais vous invite vivement à venir à leur rencontre, car chacun d’entre eux, et notamment le « nageur déconfiné », a quelque chose d’important à vous dire, un secret entre la vie et eux, qui tient au mot liberté : l’ouvrage se termine d’ailleurs par une ode aux « faiseurs de vagues », ces précieux outsiders qui déboulent dans nos « aquariums respectifs » et y répandent leur fantaisie.
Extrait page 147 :
Ce n’est pas si fréquent qu’un tel ovni se présente à nous. Avec lui, la natation ne se résume pas au seul bonheur de nager. En bon activiste de la baignade, cet agitateur fait toujours désordre. C’est un empêcheur de tourner en rond, un hyper actif immunoboosté, un joyeux drille qui jette son dévolu sur nos dérives contemporaines, un marqueur linguistique à forte tonicité verbale, un mutant à cellules réversibles, un interventionniste joyeusement primesautier qui pousse assez loin le curseur du socialement admis et qui rappelle à tout nageur sans peur et sans reproche que l’eau est huit cents fois plus dense que l’air (…) En ces temps de bien-pensance obligatoire, laissons-lui carte blanche (…).
Avant de donner la parole à Valère-Marie Marchand, je signale que le livre est ponctué de dessins de l’auteure que j’ai adorés – l’illustration de couverture étant quant à elle signée : Ewa Roux-Biejat.
Quatre questions à Valère-Marie Marchand
MARTINE ROFFINELLA : Comment votre chemin en littérature a-t-il débuté ? Quel a été votre parcours entre journalisme et écriture ? Y a-t-il eu un élément déclencheur, une pierre blanche, une rencontre essentielle ?
VALÈRE-MARIE MARCHAND : Andrée Chedid, qui était une amie de ma mère, est la marraine de mon chemin en littérature. Grâce à elle, j’ai été lectrice chez Flammarion. Ce qui n’était au départ qu’un « job » d’étudiante a été décisif. Très tôt (à 19 ans), j’ai publié mes premiers articles et je me suis occupée d’une rubrique poche dans un magazine aujourd’hui disparu (Quoi Lire Magazine). Ensuite, j’ai poursuivi sur cette voie. Le hasard a voulu que je m’occupe d’une rubrique sur la calligraphie pour le magazine Plume.
S’ensuivirent quatre livres autour de l’univers des signes. En 2001, j’ai publié un livre plus personnel : L’Invisible des pierres qui s’inscrivait dans un vaste projet Bachelardien. Peu à peu, j’ai mené de front livres de commande et livres plus personnels… Le journalisme m’a beaucoup apporté et l’expérience de la radio (par ses côtés très littéraires) a sans doute eu une influence dans mes derniers textes. Parmi les éléments déclencheurs, il y a eu la lecture de Yourcenar (sa traduction des Vagues m’a amenée à Virginia Woolf). Sinon, je me souviens d’avoir été bouleversée à 16 ans par la découverte de Le Clézio. C’est en le lisant que je me suis mise à écrire. Par la suite, il y a eu Quignard, Calvino, Vialatte et la poésie chinoise.
M. R. : Quelle a été la genèse du Club des aquarêveurs ? De quelle façon avez-vous procédé pour établir vos portraits ? Quelle est la part de l’observation et celle de l’imaginaire dans votre travail ?
V-M. M. : L’idée de ce livre est née, il y a deux ou trois ans, après être retournée à la piscine. J’allais nager seule (ou accompagnée). Mon sac de piscine était toujours prêt. C’était devenu un rituel, un rendez-vous incontournable. Il n’est pas facile de se jeter à l’eau. La piscine n’est pas forcément un terrain ami. Son approche nécessite un temps d’adaptation, presque d’acclimatation. On se dévêt, pour une heure ou deux, de ses précédentes vies, et l’on se déconnecte de ses préoccupations présentes au fil de l’eau.
Ces retrouvailles m’ont fait penser aux thermes romains. Il y avait dans ce vivier un foisonnement d’humanité. Des silhouettes se sont profilées. Je les ai coloriées d’anecdotes diverses et variées. Je les ai re-contextualisées et les mots ont donné corps et vies à ces aquarêveurs. Dans le cas présent, observations et imaginaire agissent de concert. Le mouvement a aussi son rôle à jouer. Et le rythme de l’écriture s’en ressent. L’accélération ou la décélération de telle ou telle attitude devient dès lors révélatrice…
M. R. : Sans pour autant devenir savant, votre livre est nourri de références – ce « bain de jouvence littéraire » dont parle à juste titre votre éditeur. Est-ce pour vous une nécessité de vous relier à la culture, d’établir des ponts entre toutes les littératures ? Et pourquoi ?
V-M. M. : Oui, c’est une nécessité pour moi. Et cela n’a rien à voir avec des signes extérieurs de savoir. Il s’agit plutôt de ramifications plus ou moins conscientes qui agissent par ricochets sur l’inconscient du lecteur. Comme le disait si bien Borges : « Le livre n’est pas une entité isolée : il est une relation. » L’interaction entre différents registres littéraires est, me semble-t-il, le levain de tout texte en devenir. Il y a dans l’acte d’écrire une part expérimentale. C’est à la fois une recherche et une rencontre avec l’inattendu. J’aime me surprendre en écrivant. Et comme je suis avant tout une lectrice (ce fut mon premier métier), j’aime ce côté organique de l’écriture, cet humus vivant qui se régénère sans cesse. Un texte pour moi est avant tout une texture, un corps écrit. En ce sens, j’écris avec celles et ceux qui m’ont précédée, j’écris le livre que j’aimerai lire, mais ce livre sous-jacent est la somme de toutes mes lectures. Un peu à la manière d’un cuisinier, je m’approvisionne chaque jour en mots nouveaux, lus ou entendus, ici ou là. Cette palette verbale me fournit les ingrédients du travail en cours. Les références ne sont pas une fin en soi, juste des arômes qui diffusent leur supplément de saveurs…
M. R. : Bien qu’elle s’exprime de façon allégorique et par le biais d’une délicieuse fantaisie (ce qui en augmente la portée), la parole politique est présente dans votre livre – de façon claire dans Le roi du « en même temps », par exemple. Qu’espérez-vous dénoncer et/ou transmettre dans ce domaine ?
V-M. M. : On pourrait parler de regard critique (plus que politique). Le « en même temps » dépasse de très loin le seul Macronisme. L’expression a fait souche et s’est inscrite dans notre inconscient collectif. En ce sens, elle m’a paru très symptomatique de l‘ère du temps. Les années 1990 ont vu naître cette phrase : « responsable mais pas coupable ». Aujourd’hui, c’est le règne du « en même temps » et du « quoi qu’il en coûte ».
J’ai donc voulu souligner le confort et l’inconfort d’une telle posture. Cela peut paraître démodé, mais la notion d’engagement me tient à cœur. L’échiquier politique n’est certes plus ce qu’il était, mais les enjeux (et les divergences) demeurent. Être de gauche ou de droite, ce n’est pas tout à fait la même chose. Ce slogan, qui n’en est pas un, joue sur tous les tableaux et élude du même coup toute possibilité de débat. Paradoxalement, le « en même temps » ne fait pas forcément dans la nuance et ce n’est pas sans risques… Cela étant dit, l’esprit ludique est le dénominateur commun de ces aquarêveurs. Chaque personnage est conçu comme une figure de carte à jouer, avec son côté pile et son côté face, et avec quelques jokers qui sèment la pagaille. La part de jeu inhérente à la vie me paraît être un excellent vaccin contre la pesanteur actuelle. Je déteste le côté « donneur de leçons » de notre époque. D’où le recours à l’allégorie et à la fantaisie sur parole !
Valère-Marie Marchand : Le club des aquarêveurs, éditions Héliopoles.
Interview tres intéressante. Je vais me jeter à l’eau sans aucun doute! Et vu les références littéraires, je n’ai pas peur d’être à contre-courant …
Merci Martine pour cette découverte