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SoliFourierTude

Quand il était question d’écriture, la fascinante Marguerite Duras évoquait une nécessaire solitude « sans quoi l’écrit ne se produit pas, ou il s’émiette exsangue de chercher quoi écrire encore[1]». L’écrivaine Claire Fourier étend cette nécessité à l’entièreté de la vie – la sienne, celle des autres qui paradoxalement l’engrossent. Car « il faut donc bien que les gens [la] gonflent pour qu’à leur place [elle] accouche de leur solitude ». C’est précisément ce qui rend captivante et singulière cette aventure livresque qui, pour libérer tout son suc, peut être lue à voix haute – en une interrogation réciproque, un effet de miroir entre une « croisiériste de la solitude » et les passagers flottants que nous incarnons en elle. Des îlots qu’elle salue d’un I love you – « ça veut dire : au revoirbonne journée… » Ce que contient et libère ce livre nous appartient et nous englobe à la fois : en le lisant nous découvrons qu’il nous crée de ce vide qu’est la solitude, mais « un vide qui n’est pas rien » et même « existe puissamment ». C’est le secret de la conscience de la vie. Pour le décrypter, Claire Fourier nous fournit un indispensable outil : son propre cheminement, ses « coups de promptitude » qui sont autant d’« élans de tendresse » – quoique – pour l’humanité. Nous croisons ainsi toutes sortes de « toqués pour cause de solitude », dont une sans culotte qui « cultive des couleurs de pots », tandis qu’en chemin, par « besoin de dire trois mots », nous entendons : « Quel sale temps ! » Car oui, « la solitude exige un interlocuteur » – et ce n’est pas la moindre de ses contradictions, à moins qu’il ne s’agisse d’un de ces fameux « trous noirs » qui nous font « perdre pied à l’intérieur de [nous]-même ». Sommes-nous pour autant « béants » ? Claire Fourier se sent plutôt être « une béance parfois indolore, plus souvent douloureuse ». Car « la solitude, c’est la mémoire » – « la solitude sans mémoire, ce serait la béatitude ». N’allons cependant pas imaginer que l’ouvrage s’égare dans la plainte philosophique ou le commentaire docte depuis le piédestal d’une lettrée. Tout est solitude est un voyage peuplé de figures touchantes, extrêmement plaisantes à rencontrer : là où Claire Fourier se pose nous avons tout à gagner – un « noyau de nuit », une « amande d’absence »… du bon grain à moudre, en somme, que je vous propose de découvrir dans l’interview qui suit !

[1] Se reporter à ma chronique : https://martineroffinella.fr/seule-duras/


Claire Fourier. ©Fabrice Lévêque

MARTINE ROFFINELLA : Au-delà de la question que vous posez d’emblée – « les mots sont-ils l’ancre de la solitude ? » –, quelle est la genèse de votre livre Tout est solitude qui, pour paraphraser un célèbre oxymore, semble galoper lentement d’instants en époques, non sans rappeler Orlando, de notre chère Virginia Woolf ?

CLAIRE FOURIER : La genèse ? Elle est simple. Une longue expérience de la solitude. Du plus loin qu’il m’en souvienne, j’ai été une solitaire. Je n’ai pas écrit Tout est solitude du bout des yeux et des doigts, dans un bref moment de solitude au cœur d’une vie agitée. Pierre Sipriot me disait en 1996 : « Ta force, c’est les vingt ans de solitude que tu as derrière toi. » Que ne dirait-il pas aujourd’hui ! Je répondais : « C’est surtout ma faiblesse. » Bien que j’aie du goût pour elle, la solitude m’accable. Mais notre lot à tous est de transformer en force nos faiblesses. De là qu’un jour de faiblesse excessive, je décide de voir la solitude en face, de l’examiner sous toutes ses coutures en vue de la vaincre. C’est un matin pluvieux d’automne. Colombelle commence à disséquer le concept de solitude comme sur la lamelle du microscope, à pratiquer une anatomie de la solitude. – Sans raconter d’histoires. Sans confondre solitude et isolement. Qu’est-ce que la solitude en soi ? Très vite bien sûr, le concept bute sur le concret, et le projet de Colombelle bifurque. Elle observe, est amenée à se pencher sur la détresse entrevue des solitaires. S’ensuivent de brefs échanges avec des inconnus rencontrés ici et là, principalement dans le métro. Colombelle fait sien leur cri de douleur silencieux. N’empêche, son lamento doit être perçu par le lecteur comme un chant mélodieux. Je n’oublie jamais Gauguin : plus ses jambes devenaient lépreuses et faisaient fuir les femmes, plus il peignait les jambes robustes et cuivrées des vahinés. Chacun doit transfigurer sa solitude, rendre divin ce qui est diabolique – ce qu’a fait Jésus sur la croix, tout en pleurant l’abandon du Père : Pourquoi m’as-Tu laissé seul ? Pourquoi as-Tu permis à la vie de me faire ce mal mortifère ? Pourquoi m’obliges-Tu à ressusciter ? C’est ainsi que sans cesse relancée par l’instinct de vie, Colombelle « galope lentement » (comme vous dites) dans la solitude, à la fois triste et joyeuse, en ricochant sur les lieux, les instants et les gens – ah ! les gens, la nef des fous ! –, tâchant de transformer en rameau de paix le mal qui nous ronge tous.

M. R. : Vous écrivez que la solitude est « consubstantielle à la nature humaine » et que, ceci expliquant sans doute cela, elle est « un mot générique pour dire l’intime ». L’humain fuyant la solitude chercherait-il à échapper à sa propre lucidité, alors que de son côté, l’écrivaine que vous êtes vit avec « cette tête d’hydre dans [s]a tête » ?

C. F. : Je précise : je suis un écrivain secondairement, je suis d’abord un être humain attentif aux autres êtres humains. Tout est solitude repose sur l’attention à l’autre. Il faut évoluer seul pour cela. En compagnie on n’est pas réellement attentif. La compagnie vous distrait de l’attention à autrui, de la lucidité qui souvent rend fou. À force de ressentir et de voir clair, Colombelle se sent devenir folle. C’est ainsi qu’il y a dans le livre deux scènes qui me sont particulièrement chères : la jeune femme qui vient de tuer son enfant et dit aux policiers : « On me l’a volé », incapable de mesurer le poids de son geste, « in-nocente », au sens étymologique (elle ne sait pas ce qu’elle a fait), fragile et bouleversante meurtrière ; et le vieillard des Urgences, qui gueule : « J’ai mal quand je fais pipi ! », auquel l’infirmière dit gentiment : « Je vais vous aider, monsieur ! », pauvre Job que l’on finit par isoler et que Colombelle voit passer sur un charriot (sur son fumier) : « Salut, vieux roi ! » Il y a aussi des dialogues avec un voyagiste et des voyageurs déconcertés par les propos un peu extravagants de Colombelle ; avec un médecin à l’écoute, au contraire, d’une voix inattendue ; et il y a de menus échanges dans les salles d’attente. Autant de mini dialogues et d’observations qui sondent, au-delà du sentiment qu’on en peut avoir, la nature profonde de la solitude. Car, oui, dès la rupture du cordon ombilical nous sommes seuls. Dès que nous apparaissons à l’air libre, nous sommes seuls. Notre substance la plus intime, c’est la solitude. Nous ne sommes pas dans la solitude : la solitude est dans nous, inhérente à la condition humaine et indélogeable. En vérité, je n’ai jamais écrit que pour tenter de dire au lecteur le secret dont il crève parce qu’il ne sait pas l’exprimer. Puisque j’ai reçu un don pour les mots, je dois me mettre au service du lecteur, formuler son secret pour qu’il en crève moins. Quel secret ? la solitude, bien sûr, et le besoin, sinon d’être aimé (c’est trop vouloir), d’être compris.

M. R. : Selon vous, la mort n’est pas la fin de la vie, mais celle de l’amour – « autrement dit, de la solitude ». Est-ce pour cette raison que « souvent », vous « pleurez l’amour » ? Pensez-vous que notre société contemporaine, obsédée par l’urgence à « créer du lien », se prive du même coup de l’échéance du « rien qui n’est soluble dans rien » qu’est justement la solitude ?

C. F. : Ah ! « Créer du lien » ! Expression à la mode. Il faut créer du lien. Quand j’entends le mot lien, j’entends un bruit de chaînes. Créer du lien, c’est ajouter des chaînes à des chaînes. Le lien et le vivre-ensemble sont la camisole de force du collectif. Notre part sacrée se noie dans le lien – dans l’idolâtrie du collectif. Cela dit, ce n’est pas notre petite personne qui est sacrée, c’est le sub-personnel sous le personnel : l’universel sous le singulier. Mon travail consiste donc à creuser, atteindre ce qui nous est commun à tous, à savoir la solitude qui est notre part sacrée, et à créer une PARENTÉ DE SOLITUDE, si je puis dire. En sachant que même l’amour ne vient pas à bout de la solitude. C’est pourquoi en effet plus qu’elle ne pleure sur le manque d’amour, Colombelle « pleure l’amour », plus fragile qu’un petit oiseau, et qui lui-même pleure son incapacité d’être vécu harmonieusement. Cependant si chacun est fondamentalement seul, nous sommes ensemble sous le ciel (même au mont Athos). C’est pourquoi dans le livre j’évoque le bien que ça fait de dire à un passant : « Quelle pluie ! Fichu temps, hein ! Demain ça sera mieux ! » J’aime les esquisses de conversations, l’entrevision d’autrui à travers des petits mots qui montent du cœur aux lèvres naturellement et une gestuelle impromptue. J’aime les possibles qui fusent sans être développés, sans rien qui alourdisse. Alors je plaide, oui, pour une parenté de solitude, pour une légère communion – aux antipodes du lien épais et du collectif pesant. Et je résumerais de manière un peu schématique : la solitude est en nous la part de Dieu, le collectif est en nous la part du diable.

M. R. : Votre ouvrage, tout en offrant un foisonnement de références érudites, est une conversation qui ne manque ni de sel ni d’humour. Comment décririez-vous le parti pris du récit ? Relève-t-il de la vraie/fausse confession, puisque votre souhait était de « parler de la solitude sans raconter d’histoire » ?

C. F. : Tout est solitude est à la fois un dialogue et une lettre au vaste monde. Tous mes livres sont marqués au coin de la lettre. « Longtemps je n’ai écrit que des lettres » est le titre d’un chapitre de l’un d’entre eux. Écriture en direct, à bout portant. Et dialogue, car j’apprécie l’écriture comme lieu de l’expression du doute et de l’interrogation qui font progresser. J’aime m’apporter à moi-même la contradiction. Jef surgit comme le contradicteur imaginaire et moqueur de Colombelle et de sa complainte. « Je est un autre », disait Rimbaud. Tout est solitude repose sur un dialogue socratique entre soi et l’autre de soi qu’est Jef. De là, l’humour et la présence de l’absurde dans le livre. Je ne suis pas une fabricante de fictions. Écrire : la marquise sortit à cinq heures pour fuir sa solitude ; et lui inventer des aventures rocambolesques, non. Tout est solitude est une méditation sur la destinée humaine, sorte de roman éclaté et pensif, ensemble grave et souriant car porté par l’attendrissement et l’indulgence, nourri de la commisération mâtinée de dérision qui fonde mon regard sur le monde. En fait, je n’ai jamais écrit que pour explorer la com-misération (en sachant qu’on ne peut pas partager vraiment la misère d’autrui, ce qui explique le ton ironique de Jef) ; pour dire l’ahurissement face à la bizarrerie humaine, – offrir au lecteur un silence chaleureux, et non rajouter au tumulte glacé du monde, comme disait Simone Weil. Tout est solitude rêve, comme tous mes livres, d’apaiser la férocité du monde, et aurait pu s’intituler Exercices de pitié. La couverture du livre représente une femme dans le métro, la main posée sur son ventre. Eh oui ! Colombelle est enceinte de la solitude d’autrui, et c’est à elle d’en accoucher. Quel travail, dites ! Alors pour finir, je dirais malicieusement que l’écriture est peut-être un transfert de grossesse. Je vois d’ici les hommes grimper au rideau ! Mieux vaut évoquer Victor Hugo et dire que l’artiste est un « écho sonore » à la solitude qui pèse sur autrui – ou il n’est rien. Je voudrais donc qu’en me lisant et surtout après m’avoir lue, le lecteur non pas guérisse, mais apprivoise sa solitude, et l’inscrivant dans une parenté de solitude, la vive mieux, conscient qu’elle est notre part sacrée à tous. – Hélas, ma voix n’a pas plus d’épaisseur qu’un pétale de coquelicot…

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